Etre utile, je veux être utile, je voudrais tellement être utile...

Publié par Rimbaud le 10.11.2017
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          Qu’il est bon de vieillir, qu’il est rassurant ce sentiment de permanence, cette victoire sur la Mort possible, la Mort advenue pour tant de jeunes gens. Ils sont nombreux, ces élèves que j’ai vus se sacrifier sur l’autel de l’alcool, de l’inconscience, de la vitesse ou de l’amour. C’est à eux que je pense sur le chemin qui me conduit au lycée, traversant les cimetières dans lesquels ils gisent, revoyant leurs sourires, leurs folies, leur insouciance inacceptable et merveilleuse.  J’ai grandi dans la certitude de ma disparition prochaine, aussi loin que je me souvienne et je suis là, infecté mais en forme, traité comme on soigne un vieux rosier malade, avec les mêmes produits qui sont des drogues salvatrices, savantes, chères, luxueuses, précieuses, produits de l’intelligence humaine, miracles de la recherche, extractions scientifiques, inaccessibles pour tant de pauvres dans tant de pays que nous regardons crever tandis que nous nous plaignons d’une fatigue, d’une courbature, d’une contrainte. J’écris sur le bonheur de se savoir vivant et un enfant est en train de mourir. Parce qu’il n’est pas une priorité. Au même moment. A cette seconde-là. Bien sûr que nos combats sont les leurs et que nos énergies doivent désormais se porter vers eux qui n’ont pas de voix, qu’on ne contemple pas malgré les instances internationales, malgré les efforts conjugués de nombreuses associations. Il n’y a pas d’indifférence générale, ce n’est pas vrai. Il y a ce « monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre » mais Hugo n’est plus là pour monter à la tribune, pour faire tonner sa voix de stentor, pour incriminer, pour faire se lever la volonté et constater son impuissance. Ne faisons pas de nos prédécesseurs des héros car ils ont échoué mais du moins ont-ils essayé. Le monstre hideux, c’est le système capitaliste qui provoque la rotation de la terre puis son ralentissement, au gré des indices et des chiffres qui sont les intérêts particuliers. Je ne suis pas communiste, je n’appartiens à aucune caste, à aucun parti, à aucune fédération, à aucune communauté, pas même à celle des gays ou des séropos. Je n’appartiens pas car je suis de tout, car je suis de tous, car je suis du monde dans son immensité prodigieuse et détestable.

            Je suis désormais parvenu au stade normalisé du traitement et les effets secondaires ne se feront véritablement ressentir que, probablement, dans dix, quinze ans. Que ferai-je de ce temps inespéré, donné, offert, arraché, retrouvé ? Quelles stratégies positives vais-je concevoir ? En quoi serai-je utile au temps fugitif ? J’ai bien progressé dans la lente découverte des paysages intérieurs, dans ce voyage intérieur interminable et infini, un voyage nécessaire : j’y ai vu les modifications corporelles, les tracés sinueux de la conviction, les panneaux signalétiques nouveaux posés dans ma vie, les lois qui ont fait leur apparition, les règles de la sécurité sexuelle renforcées puis contestées, les regards modifiés à appréhender, la  nouvelle cartographie de mon imaginaire, la mise à disposition permanente de mes organes menacés, l’acceptation de la fragilité et la stupeur des tremblements et des soubresauts de la peur. Tout semble désormais sous contrôle, tenu. Pour combien de temps ? Je serai plus tard en bithérapie. Puis ce sera le temps de l’allègement. Le scénario est écrit et il me convient. Je vais enfin pouvoir me détourner de moi-même pour, à nouveau participer à l’élévation du monde. Je sais que les ARV font leur travail quotidien de sape et de protection. Ils sont la force et la faiblesse conjuguées. Ils sont l’assaut et le rempart. L’oxymore intérieur.

            Je vais retrouver mes Nathanaël, ceux que j’avais délaissés, enfermé que j’étais, autocentré, quasiment asphyxié, inutile. Et je leur chanterai ma chanson joyeuse et naïve :

 

Ô Nathanaël,

Tu as oublié les paroles fulgurantes de ton maître

Et tu n’as plus cultivé ton jardin.

Tu ignores jusqu’au sens de la ferveur.

De volonté de puissance,

Il n’est plus question.

Et tu ne danses plus.

Ta journée, exsangue,

Traverse les saisons improbables

De la passivité

Et ton corps ne sait plus

Se réjouir.

Tu le traines de porte en porte,

De seuil en seuil,

Sans jamais pénétrer

La réalité joyeuse

De se savoir être au monde

Dans le déploiement

Des images et des impulsions vitales.

Tu ne goûtes plus la figue.

Tu ne touches plus la pierre.

Tu ne suis plus des yeux

Les ailes de géant du poète-albatros.

Et déjà ton cœur

Fuit ma parole,

Toi qui m’avais donné les clartés

Bleues de tes paroles de géant.

Sois rassuré, Nathanaël,

Je ne reviens pas vers toi

Pour t’enferrer davantage,

Pour plomber davantage la chape

Que tu as forgée

En produisant les discours moralisateurs

Des grands donneurs de leçons

Stériles.

Il nous faut désapprendre sans cesse.

Sur un air de guitare gitane,

Nous fixons du regard

Toutes les certitudes

Et nous les brûlons

Dans le brasier éternel

De nos désirs retrouvés.

Et c’est joyeux !

Nos retrouvailles,

Je les ai rêvées mille fois,

Et elles adviennent enfin.

Rêver, penser, concevoir, imaginer, désirer

N’est pas fuir le réel,

C’est le concevoir

En devenant le grand architecte

De nos heures terrestres.

Non, Nathanaël,

Je ne t’ai pas abandonné.

Si je suis parti,

C’est que tu n’avais plus besoin de moi,

C’est que je n’avais plus besoin de toi.

Je n’avais plus d’images nouvelles

A te faire goûter

Et nos corps respiraient

A l’unisson.

Tu avais non seulement compris

Les pensées transmises de poète en poète

Mais tu pressentais celles à venir,

Tu te tenais dans la fougue impérieuse

Des intuitifs.

Voulais-tu ressentir les effluves nauséeux

De la répétition ?

Devions-nous courir le risque

Du faux pas quand nos marches

Avaient la mesure juste du temps ?

Allons, Nathanaël,

Nous ne sommes ni n’avons jamais été

Des copistes,

De ces pâles faussaires

Aux rires sales et baveux.

Nous étions aériens

Et nous lévitions

Et j’avais ton corps merveilleusement imparfait

Blotti contre mes baisers.

Jamais de passéisme, Nathanaël !

Le retour doit être bref et fulgurant.

Un coup de poing dans les ronces,

Un uppercut bien senti contre les injonctions,

Un éclat de rire jeté à la face du Diable.

Au lieu de ça…