Jour de marché à Kaboul

A force d'être indétectable, je vais bientôt finir par devenir invisible... l'idéal serait de pouvoir franchir les portiques de détection sans ne plus rien déclencher, même cette chaleur corporelle inhérente à mon statut de mammifère à sang trouble, absente des écrans de contrôle,  

en parlant de ça, tout à coup, je me demande ce que peut encore ressentir le kamikaze qui porte sur lui une ceinture d'explosifs qu'il se prépare à activer, les quelques minutes ou secondes qui précèdent la déflagration,

je peux bien sûr concevoir la préparation minutieuse, la conviction intime et son appartenance à un mouvement terroriste qui l'aura désigné pour rejoindre le camp des martyrs bienheureux, même en tant qu'élu tout acquis à la cause qu'il est censé promouvoir, à l'instant qui précède la détonation, il doit bien encore se présenter dans son esprit embrouillé une forme même archaïque de perception,

c'est pas tous les jours que l'on a l'opportunité de projeter ses viscères sur la voie publique, près d'une caserne militaire ou sur la place d'un marché, à moins que le dispositif soit télécommandé à distance, the human bomb déambule tranquillement jusqu'à l'instant décisif où tout ce qui le constituait ne ressemblera plus qu'à une vague bouillie éclatée dans un périmètre indéfini, sans jouir de la satisfaction de lire les journaux du lendemain,

les quelques traces encore perceptibles de son existence seront effacées au jet d'eau et les morceaux épars rassemblés dans un sac poubelle, parmi d'autres morceaux d'organes méconnaissables de provenance incertaine,

mourir en martyr demande beaucoup d'abnégation, en même temps, il sait qu'il emportera avec lui la petite dame entièrement voilée qui choisit avec un soin inutile quelques tomates et des poivrons, les beaux enfants qui jouent aux billes ou à la guerre, quelques officiers s'il a de la chance...

le ciel bleu, la chaleur déjà accablante, les odeurs des étals et des épices posées sur un rouleau de plastique à même le sol, le son nazillard des postes de radio, les klaxons, les rumeurs de la ville, la routine des bus déglingués et des fonctionnaires qui se rendent à leur travail dans leurs costumes mal coupés, fondu dans la masse, il avance d'un pas tranquille, si jamais une patrouille l'interpelle le pouce et l'index sont déjà crispés sur le cordon, il se faufile entre les voitures, les vélos, les mobylettes et les vieillards qui poussent d'énormes charrettes surchargées, des poules en cages, des brebis rachitiques reliées à une ficelle, un panneau publicitaire laisse entrevoir la marque d'un dentifrice très répandu recouvert d'affiches lacérées, à l'ombre, quelques hommes lisent le journal en buvant du thé ou du café au lait, en fumant leur dernière cigarette, il ne se trouve plus très loin de la caserne, il distingue les deux guérites bicolores et les hautes grilles de sécurité, quelques drapeaux usés par le soleil, le moment est venu, et puis rien.