La vie au grand taire

Levé à 5 h, y'a pas que les bouseux, les travailleurs précaires, les employés des chemins de fer, les esclaves de la route ou des trois huit, l'intello dilettante est lui aussi condamné à cette contrainte du réveil hyper matineux,

pas besoin de sonnerie, il ne supporterait pas qu'un gadget made in china lui impose son chant du coq laqué, l'homme ouvre l'oeil, le bon, il se dit soudain : enfin ! une nouvelle journée commence, à nous deux maintenant (on reconnaîtra ici son penchant pour Stendhal et son incapacité à trouver une seule phrase originale de son cru), fait quelques étirements félins, tousse en hommage à une addiction ancienne,

réglé comme une horloge, à cette époque de l'année, l'homme se trouve dans son alpage, ses habitudes s'en trouvent à peine modifiées, il va pisser, s'adonne à de rapides ablutions (n'est-il pas charmant dans le reflet que lui offre le miroir ?), sort de son frigo un café froid préparé la veille au soir, allume la radio (la chance de réécouter la chronique de JB Pontalis, humaniste jusqu'au bout des ondes),

c'est l'heure de la traite des neurones, on les entend qui s'agitent dans l'étable, impatients de livrer ce matériau authentique, conçu dans le secret des rêves, à cette époque de l'année le rendement est important mais sans plus, la chaleur de ces derniers jours a perturbé le troupeau, en l'étirant avec un peu d'eau de source, il en récoltera à peine de quoi nourrir son blog,

après leur avoir changé l'eau et la litière, l'Othello des alpages selle sa jument Rosinante et parcourt son domaine, vérifie les clotures, la veille un voisin lui a signalé un loup rodant près de la bergerie, il n'en croit pas un mot, encore un coup de ces chasseurs qui visent l'extermination de toute pensée sauvage, le soleil se lève timidement, la poésie n'a jamais été son truc, ça lui rappelle ces récitations mécaniques près du tableau noir, mais quand même l'horizon a quelque chose de chatoyant, dommage que l'humanité ne sache plus en faire autre chose que des cartes postales, cette obsession photographique réduit considérablement l'intérêt sincère que l'on devrait porter au paysage...

pas le temps de développer (sic) à propos de la tragédie numérique, il n'y a pas si longtemps, on se foutait encore de la gueule de ces cars de japonais qui mitraillaient sans rien avoir vu, nous sommes tous devenus des japonais, (Roland Barthes et Hervé Guibert ont écrit des textes bouleversants autour de la photographie, mais c'était à l'ère argentique, soit à la préhistoire),

entendu à la radio tout à l'heure qu'un groupe de touristes français au Sri Lanka avait été condamné à 3 mois de prison avec sursis et à une petite amende de 9 euros, pour avoir blasphémé le Bouddha en se faisant photographier embrassant la statue sur la bouche, j'ai regretté qu'ils n'aient pas écopé d'un peu de prison ferme, juste le temps pour eux de méditer à la notion du sacré, pauvres crétins virtuels,

il est à peu près certain que dans l'hypothèse improbable où j'aurais été amené à exercer le pouvoir, j'aurais fait un excellent dictateur...