Le corps, ce médiateur de sensations

Publié par Rimbaud le 16.10.2017
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         Il y a de l’élégance à se tenir debout, au cœur du monde instable, au bord des failles sismiques de la vie, cerné par le brouhaha des commérages, enveloppé des sirènes plaintives qui percent les tympans, à contempler les voix tourbillonnantes et à rester là, dans le silence d’une maladie-fantôme qu’on garde en dedans, par devers soi, dans la poche ou dans l’artère, un sourire tendrement posé sur les lèvres. A l’échelle humaine, il n’y a aucune hiérarchie des problèmes. L’ongle incarné de l’oncle est tout aussi préoccupant que mon VIH. Il faut accepter cela : la misère d’autrui, si elle permet au cerveau de relativiser, si elle range nos préoccupations sur le bas de l’échelle des misères humaines, si elle théorise un instant la réalité, si elle l’intellectualise, n’allège pas le cœur, ne dissout pas les émotions, ne permet de sortir de soi-même qu’un instant. Savoir que des gamins innocents ne reçoivent aucun traitement et meurent chaque jour du SIDA décuple ma colère, donne du sens à nos engagements, devrait mobiliser des hordes de foules en furie mais ne console de rien. A ce titre, je le plains, cet oncle incarné parce que oui, ça doit faire sacrément mal, et c’est pas beau, et ça doit rendre difficile la marche, et ça tape sur le système, et t’as pas une vie facile décidément, mon oncle… Il faudrait sortir de soi-même, pratiquer une méditation quotidienne (c’est à la mode), opérer un détachement des contingences multiples, s’abstraire, s’élever, léviter, embrasser le monde entier jusqu’à perdre de vue son petit nombril qui n’est plus alors qu’un point parmi d’autres à la surface de l’écorce terrestre. Des vendeurs de rêves en ont fait leur business. Ils vendent leurs services aux entreprises, réconcilient patrons et employés, ouvrent les chakras, calment les angoisses des citadins pressés, s’enrichissent sur les tremblements d’une société qui s’asphyxie lentement. Pas pour moi. Je suis de la terre. Je ne suis pas dans un détachement corporel : tout au contraire, je l’embrasse fièrement, je l’exhibe, je le caresse, je le conjugue, je l’affronte, je le dénigre, je le rabaisse, je l’insulte, je le célèbre car il est moi. J’en explore toute la complexité car c’est à ce prix qu’un face-à-face vigoureux avec le monde peut advenir. Je ne suis utile aux montagnes que dans la conscience de moi-même. Je ne peux fixer mon attention sur les paroles de l’autre que parce que je me suis suffisamment écouté. Je ne peux me donner que parce que je me suis appartenu. Je chante après la consomption des plaintes. Je partage après avoir foutu le feu à ce que j’ai, malgré moi, posséder. Je produis après des temps immémoriaux d’inaction, de paresse et d’ennui. Je regarde après la nuit. Je ressens après l’anesthésie. Je découvre après avoir appris. Je sors parce que je suis d’abord entré. Après l’inertie, la jouissance. Après l’inquiétude, le geste apaisé. Après les larmes, la douceur d’un regard adressé. Après le tremblement, la stabilité. Après les discours, les vers. Après le repos, la course effrénée le long des grèves venteuses. Après l’isolement, la solitude peuplée. Après l’anéantissement des images, les peintures multicolores éclatent et se projettent sur les murs, sur les façades, sur les trottoirs où les chats sont lovés, dans les cafés, dans les déversements d’anecdotes superbement puériles, dans l’inutilité des rencontres essentielles, dans l’éphémère beauté de ce que le temps a ciselé, dans la préciosité des retenues, dans les plis des jupes froissées, dans les muscles saillants des jeunesses ignorantes, dans le cuivre, dans l’or et dans l’argile, et plus rien ne peut retenir la phrase, et je ne suis déjà plus là, avec vous, et je ne maîtrise plus la syntaxe, car tout échappe, tout fuit, tout bondit, tout exulte, tout projette au bord des rivières, dans les cabanes des chasseurs à l’affut, dans les désirs mordants d’être restés inassouvis, dans ton regard rieur et mes célébrations absurdes, dans l’absurdité réconfortante des années qui se contredisent, dans les nécessités tombées, sous le platane, sous le clocher, sous la marquise, sous les étoiles tamponnées d’encre et de baisers, en bas. Il y a tant de plaisir dans la nomination qui fait du corps l’instrument d’où s’échappe le chant du monde, le fameux chant général, le chant total, le chant définitif qui se répand en nous, en dehors de nous, qui déborde de toute part et crée une appartenance entière et définitive aux plaisirs lumineux des terres nourricières. 

Commentaires

Portrait de jean-rene

Le corps, cette dernière manifestation de la transcendance, qui nous est ausssi la plus proche.

C'est aussi en lui rendant hommage que nous effectuons notre prière à l'Univers, que nous renonçons à le comprendre de l'extérieur pour l'uniquement vivre de l'intérieur, conscients de sa sainteté.

Chaque caresse est un magnificat, chaque baiser un stabat mater, chaque orgasme un alleluia.

C'est pour l'avoir trop vécu, que nous avons frôlé la mort, dans un mouvement d'une suprêrme désinvolture.

Nous sommes des fous du corps comme d'autres sont des fous de Dieu, mais avec grâce, avec toujours aux lèvres un sourire juvénile.

Rien ni personne ne nous arrêtera et surtout pas ceux qui, au mépris de la vie, placent l'Idée au dessus de la chair.

Face à ces clercs d'une métaphysique désincarnée, je chante tes louanges, ô corps !

Portrait de Pierre75020

Merci pour ces deux beaux textes . Que nos corps nous fassent exulter.

Portrait de fighter48

Ton texte m'a fait mourrir de rire sur le passage de ton oncle !!! et ce que je dis n'ai pas méchant, mais de mémoire je ne me souviens pas avoir autant rigolé en lisant un passage de texte.
J'ai des fois aussi cette impression que les gens se plaignent de petits bobos je le faisais avant aussi d'avoir le vih et désolé de dire ça mais pour l'instant pour moi le vih est devenu un bobo comme un autre car je n'ai pas d'effet secondaire, certe je prend un medicament par jour, je fais des analyses tous les 6 mois et alors !!! je me dis qu'il y a pire et qu'aux yeux de tout ces  inconnus qui sont mort du sida, je n'ai pas le droit de me plaindre, ils aspiraient certainement à vouloir vivre !!! j'ai cette chance, pourvu que ça dure !!!
Je ne suis pas égoïste et mes pensées vont à ceux pour qui ce virus les empêchent de vivre naturellement ou les tuent car je suis conscient que ce n'est pas facile pour tout le monde et que nous avons une chance énorme d'être seropo en france.

Portrait de Rimbaud

c'est drôle, je lis ce que tu écris juste après avoir écrit un nouveau texte sur ce même rapport au virus endormi que tu décris. 

Je suis content que le passage de l'oncle t'ait fait rire :)