Le jeu social et nécessaire

Publié par Rimbaud le 12.01.2018
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J’ai traversé une putain d’inspection de carrière en serrant les poings, en me disant que j’en avais rien à foutre, dans un mensonge total, comme si la reconnaissance de ces mecs en costards et au langage policé ne m’atteignait pas, avec le panache de Cyrano qui se bat pour la beauté du geste, comme si, dans la conscience de crever doucement, plus rien ne pouvait m’atteindre, comme si j’étais au-dessus quand bien même j’étais en dessous, comme si les pages produites avaient un sens, comme si j’étais un prof parmi les autres, comme si mon silence n’avait pas de hurlements, comme si je pouvais encore trouver un ami tendre et sincère, comme si je pouvais pour une fois faire un effort pour porter autre chose qu’un jean et des converses, comme si j’avais l’énergie à donner pour élever les jeunes là-haut, là où il n’est question ni de notes, ni de compétences, ni d’élèves, ni de programme, ni de chaise, ni d’encre, ni de projet, là-haut, là où l’on est juste soi-même, avec sa connerie, avec son incompréhension, avec son rêve d’enfant, avec les genoux égratignés d’avoir couru comme un dératé, juste soi-même, comme si je n’allais pas faire semblant, comme si je ne me conformerais pas, comme si je n’abdiquerais pas, comme si je ne cèderais pas, comme si je ne sourirais pas, comme si je ne ferais pas de vagues pourries pour détendre l’atmosphère. J’ai fait tout ça et plus encore, et je ploie sous les louanges, les hourras de l’administration reconnaissante, je suis devenu le meilleur de l’académie, « vous êtes le meilleur de l’académie », vous allez être hors-classe ; laissez-moi dans ma classe, laissez-moi tranquille, oubliez-moi, définitivement, totalement, absolument. Vos compliments sont beaux. Les paroles, l’engagement et la volonté des ados étaient superbes. Vos promotions sont justifiées. Votre reconnaissance, je la mérite amplement, mais laissez-moi tranquille. Je n’appartiens plus à rien qui ne soit pas simple, direct, immédiat, humain, caressant, foudroyant, retenant. Je me suis plié pour ne pas tomber et je suis apparu géant, démesuré, rayonnant, mais au fond, bien au fond, tout est miettes. Bordel, nous sommes vivants, nous sommes totalement vivants, et pour longtemps sans doute. Plus longtemps qu’eux qui sont morts et qui sont les nôtres. L’infirmière m’a lancé ça à la figure « au moins, vous n’avez pas les traitements d’avant, c’était autre chose ». Toujours ce relativisme censé nous sauver. La vérité est un poignard invisible qui nous transperce et dont on ne comprend ni la force, ni la vigueur, ni la direction, ni la morsure, anesthésiés, vidés, désincarnés que nous sommes. Je fais de mon mieux. Je te le jure, je fais de mon mieux pour marcher, avaler, travailler, aimer, parler, dormir. Je m’applique. Je fais mon petit devoir quotidien comme on récite machinalement une prière familière. Dans la solitude de l’âme et le silence de la cathédrale des folles que nous sommes. A la fin de l’entretien, le proviseur, en haut de l’escalier, m’a murmuré : « je ne sais pas d’où tu tiens la force… tu ne m’as pas dit… ce qui explique toute cette énergie, d’où ça vient », et les larmes sont montées comme on gravit quatre à quatre les escaliers quand on a une furieuse envie de pisser… alors j’ai tourné les talons, j’ai baissé la tête et, en guise de réponse, je lui ai fait un signe de la main. Une sorte d’au revoir reconnaissant. A présent, je retourne aux syntaxes immortelles des disparus qui ne trahissent rien et n’abandonnent personne. Puis je donnerai mes lèvres à qui les voudra.

Commentaires

Portrait de Pierre75020

Je suis admiratif, subir une inspection quand on se sent si mal et la réussir au point d'obtenir la hors classe, " chapeau" Je sais que tu considères ton devoir de prof comme allant bien au delà des normes, des programmes et des exercices attendus , ce qui est tout à ton honneur, cependant profites de la considération et de la petite augmentation que cela te vaudra.A propos des jeans et des converses, une petite anecdote.quand j'ai commencé dans mon lycée assez chic du VIII ème arrondissement où beaucoup de collègues étaient en costume cravate ( pas pour le côté sexy de la chose) j'avais décidé de conserver mes jeans ce qui m'a valu la remarque d'un élève de première L "Monsieur vous ne devez pas être un prof comme les autres, vous portez des jeans pattes d'éléphant".

Portrait de Dakota33

franchement... un jean et des converses...

 

;-)

Portrait de Rimbaud

Elles viennent de New York, très stylées, motif carreaux écossais, la classe ! mdr je me souviens que je ne voulais pas d'un métier où je devrais avoir une cravate, c'était un critère trèèèès important :)

 

(Pierre, y veulent même me donner l'agrégation sans la passer, le truc des imposteurs que je dénonce mdr)

 

bises à vous deux

Portrait de Pierre75020

Si on te la propose , prends la , tu auras plus de temps à toi et un traitement supérieur, cela n'enlèvera rien à tes qualités morales, tu n'es pas un arriviste, un intrigant, un flagorneur , tu sais te battre pour ce que tu penses être le bien de tes élèves qui t'en sont reconnaissants.

Portrait de Rimbaud

on verra bien, je n'y crois pas trop moi ;)