Les Couilles sur la table ou Coxxx, évoquant l'érotisme décliné au masculin.

Publié par jl06 le 27.02.2020
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Les hommes connaissent-ils mal leur sexe ?

Désir, émotions érotiques, plaisir prostatique, vasectomie: mal informés, les hommes en 2020 ont encore du mal à discuter de leur membre sans rougir.

 

Le manque de spécialistes interroge, car seule une dizaine d'urologues-sexologues cumulant les deux casquettes sont en activité en France. | Dainis Graveris via Unsplash Le manque de spécialistes interroge, car seule une dizaine d'urologues-sexologues cumulant les deux casquettes sont en activité en France. | Dainis Graveris via Unsplash À l'heure où sonne la réappropriation du corps et du plaisir féminin et où les manuels d'auto-exploration se multiplient, la sexualité masculine reste étrangement délaissée. Un paradoxe, car si la vulve a fait l'objet d'une sourcilleuse répression ciblée, à l'inverse, nous vivons dans une société androcentrée, phallocentrée et pénétrocentrée, c'est-à-dire que tout tourne, a priori, autour du mâle et de son sacro-saint plaisir. Le petit paquet masculin s'affiche en effet à l'envi sur les murs, les statues et les sex shops.

La biologie suffit-elle à expliquer ce déséquilibre, chez les hommes cisgenres, en tout cas? Les organes mâles apparaissent en effet hypertrophiés par rapport au vagin. Une «matérialité capitale, une évidence naturelle: (les hommes) ont un sexe externe, visible, éloquent», écrivent le médecin Sylvain Mimoun et la journaliste Rica Etienne dans Sexe et sentiments. Ainsi que le résume à grand renfort de gestes l'humoriste Marina Rollman (à 5'), s'il est plus facile de mimer la branlette masculine, c'est qu'on a été davantage habitué·es à la voir représentée.

Pourtant, en dépit de cette hyper-visibilité, l'ignorance demeure. «C'est terrible, le manque d'éducation, de connaissances sur eux-mêmes, de savoir faire. Les mecs ont du mal à en parler entre eux et, parfois, se posent rarement des questions», constate le dessinateur Cookie Kalkair. Même son de cloche du côté des spécialistes, comme la sexothérapeute Nathalie Giraud Desforges: «Ce n'est pas parce que les hommes voient leur sexe et leur bourses que, forcément, ils savent comment leur sexe se comporte.»

Encyclo pénis

Dans les rayonnages des librairies, les ouvrages de bien-être s'adressent majoritairement à un marché féminin, laissant place, en face, à un vide théorique. Rares sont les initiatives comme l'essai Au-delà de la pénétration de Martin Page, les podcasts Les Couilles sur la table ou Coxxx, évoquant l'érotisme décliné au masculin.

Face à l'absence de ressources, le dessinateur Cookie Kalkair a décliné sous forme de blog puis de bande-dessinée des entretiens sur l'intimité menés avec six hommes, pendant neuf mois: «J'ai décidé d'écrire le bouquin que j'aurais aimé lire quand j'avais 20 ans pour appréhender la sexualité.» Le résultat, Pénis de table, a été publié en 2018. Parmi les participants sollicités, la plupart a refusé. En cause, la crainte que l'on apprenne combien de fois par jour ils se masturbaient.

Du côté des ouvrages de vulgarisation à mettre entre toutes les mains –même s'il pourrait être plus inclusif[1]L'Encyclo pénis (2019) de l'urologue-sexologue Vincent Hupertan tente de défricher les bases, sans négliger des considérations plus pointues: il est question de périnée et de precum (liquide pré-éjaculatoire) mais aussi de dysurie, de pollakiurie, de catalogue mictionnel et autres noms d'oiseaux décrivant le fonctionnement de la vessie.

Techniciens de la sexualité

Si les hommes ne voient pas plus loin que le bout de leur gland, c'est qu'ils s'arrêteraient souvent à des connaissances superficielles se limitant à la taille ou à la performance. «Tout le monde veut la plus grande et la plus grosse, ça commence au collège dans les toilettes. Les hommes sont des mécaniciens de la sexualité, focalisés sur la technique», déplore le docteur Hupertan. Dans son cabinet, un motif de consultations fréquent est la redoutée «panne» sexuelle. Et là, c'est le drame. Car si, selon les stéréotypes sexistes, seule la sexualité féminine serait cérébrale et affective, il s'avère que pour bien bander, il faut d'abord être détendu. Sinon, le sang afflue au cerveau au lieu de migrer vers le bas pour gonfler les corps caverneux.

«L'essentiel de mon activité consiste à rappeler que l'émotion crée l'érection

Vincent Hupertan, chirurgien urologue

Mieux qu'un Viagra, combattre les dysfonctionnements érectiles implique surtout de déconstruire les représentations corporelles et les imaginaires sexuels. Une véritable «omerta» selon la sexologue Nathalie Giraud Desforges: «L'homme serait régi par son sexe, il est difficile d'entendre que le pénis est d'abord dans la tête.» Chez le docteur Hupertan, les consultations, très longues, prennent la forme de véritables cours de SVT: «L'essentiel de mon activité consiste à rappeler que l'émotion crée l'érection, que l'aspect relationnel de la sexualité est essentiel.»

Pleine conscience masturbatoire

Face à la croyance répandue d'un insubmersible phallus, dressé en toute situation, «beaucoup d'hommes ne font pas la corrélation entre les événements extérieurs, l'impact de l'environnement, du stress et ce qui se passe en eux», note Nathalie Giraud Desforges. Ce sous-investissement émotionnel se traduit par une méconnaissance corporelle: «Des patients me disent: “Je ne comprends pas, mon sexe ne répond plus, j'ai du désir mais il ne fait plus ce que je lui demande de faire.” Les hommes se masturbent mais n'observent pas, n'apprennent pas à voir ce qui se passe en eux.»

Cette mécanique bien huilée peut aussi s'enrayer, sans que les causes, pourtant banales, soient connues: Cookie Kalkair rappelle ainsi que certaines substances viennent altérer la qualité d'une érection. «Les accidents de performance y sont très souvent liés. D'ailleurs, il est rare d'avoir des relations sexuelles sans substances, quand on est célibataire. Or, l'alcool, la marijuana ou la cocaïne ont un impact sur la régulation du sang et le niveau de cortisol, qui font débander.»

Plus que la prise de médicaments, un travail introspectif et thérapeutique est chaudement recommandé: «Il faut absolument que les hommes se reconnectent à leurs sensations et à leur corps», préconise Nathalie Giraud Desforges. Il faudrait, selon elle, s'interroger: Quel est le rapport qu'ils entretiennent avec leur sexe? De quelle façon se caressent-ils? «Il faut se masturber en conscience. Beaucoup d'hommes ne savent pas qu'ils ont un périnée et quel est son rôle, ni comment investir cette zone, ou qu'ils peuvent dissocier éjaculation et orgasme, qu'ils peuvent avoir des orgasmes différents, pénien, anal...»

Prostate, mon amour

«Docteur, j'ai la prostate»: c'est ainsi que certains patients, affolés, franchissent la porte du cabinet du Dr Hupertan. Car certains ignorent où se situe leur prostate (indice : proche du rectum !) et sa fonction. Or, celle-ci produit du liquide séminal, son rôle est donc d'abord reproductif, avant d'être urinaire. «Soit mes congénères ignorent tout de l'appareil vésico-sphinctérien, soit il est associé au cancer», remarque le médecin.

Le plaisir prostatique, lié aux pratiques de pénétration anale, chevillage ou pegging reste, dans le cadre d'une sexualité hétéro, « extrêmement tabou », déplore Cookie Kalkair.

«Il y a de réels bénéfices à masser la prostate pour se connecter à l’intériorité de son corps.»

Nathalie Giraud Desforges, sexologue

Selon lui, il interroge «la définition de la masculinité, donc la notion de soumission. Les mecs demandent toujours: “Mais je vais être dans quelle position, à quatre pattes? Et ma meuf va être où?” C'est révélateur.»

Nathalie Giraud Desforges, qui anime des ateliers depuis 2004 autour de ce sujet, estime qu'il y a de réels «bénéfices à masser la prostate, en matière de connexion à l’intériorité de son corps». Il s'agit, selon elle, «d'un chemin de connaissance très puissant, avec des micro-sensations». Dommage de s'en priver.

«Si tu débandes, c'est la honte»

La méconnaissance des parties intimes est aussi imputable à une transmission du savoir sexuel parcellaire et inégale. «Il n'y a pas de repères, résume la sexothérapeute. Les hommes parlent de performance entre eux, mais beaucoup moins de vulnérabilité. Ils ont honte d'être vus comme des hommes impuissants.»

Les garçons sont en effet socialisés, voire conditionnés dans ce sens dès l'enfance: «On fait l'erreur de préparer les jeunes filles en leur disant que ça va être galère pour elles de jouir. À l'inverse, l'entrée dans la sexualité des garçons se fait en leur disant: «Ne te plains pas, t'as pas le droit d'être en panne, tu dois assurer, si tu débandes, c'est la honte.” Quelle pression!», s'agace Cookie Kalkair.

Reste internet et ses forums, qui prennent en charge une bonne partie de la diffusion –parfois erronée– de l'information. Le docteur Hupertan confirme: «L'éducation à la sexualité est absente, à l'école ou en famille. J'ai généralement face à moi un savoir de collégien.» Le porno, entre culture de masse et outil d'éducation, propose aussi des modèles identificatoires: mais «ce n'est pas parce que tu regardes des films de guerre que tu sais tirer au fusil», nuance Cookie Kalkair.

 Bien-être pénien

Si le corps féminin est plus médicalisé, car rythmé par les visites gynécologiques et la pression des politiques natalistes, l'appareil urogénital masculin négligé a des conséquences sur la santé. C'est d'abord le manque de spécialistes qui interroge, car seule une dizaine d'urologues-sexologues cumulant les deux casquettes sont en activité en France. «En matière de sexualité, la médecine, c'est un peu le XIXe siècle chez nous», constate Vincent Hupertan.

Dans ce cadre, les femmes continuent d'être perçues comme les «gardiennes du temple de la santé sexuelle et reproductive», écrivent dans leur Enquête sur la sexualité en France (2006) les sociologues Nathalie Bajos et Michel Bozon. Par exemple, selon cette étude, les hommes seraient deux fois plus nombreux à ne pas prendre de traitement en cas d'IST (18,2% contre 9,6% pour les femmes). Et 60% des hommes interrogés n'auraient parlé ni de contraception ni d'IST avant un premier rapport.

«Contrairement au plaisir des femmes que l'on a mis sous tutelle, on s'est construit notre petite cage tous seuls.»

Vincent Hupertan, chirurgien urologue

Un stigmate reste attaché au soin de soi masculin: «Parfois ils me téléphonent mais ont tellement honte d'être jugés qu'ils ne vont même pas pouvoir venir au rendez-vous», raconte Nathalie Giraud Desforges. Résultat, le «care» est souvent reporté sur la conjointe –lorsque conjointe il y a– à qui est déléguée la prise de rendez-vous: avec, parfois, ces mots en guide d'introduction: «On peut suivre mon mari à la trace des gouttes d'urine», relate le Dr Hupertan dans L'Encyclo pénis. Du coté de la contraception, la vasectomie, qui se pratique davantage à l'étranger, notamment au Québec, n'a été légalisée qu'en 2001 en France9.240 hommes y auraient eu recours en 2018, selon l'Assurance Maladie. «Même les plus diplômés ne comprennent pas que ça ne change rien à l'éjaculation. Ce n'est pas une castration», martèle Vincent Hupertan.

Côté masculin, la recherche d'information s'accompagne pour certains d'aspirations égalitaires: «Aujourd'hui j'accepte que mon corps n'est pas tout le temps à 100%, décrypte Cookie Kalkair. J'essaie de ramener la sexualité vers ce que l'on a en commun. Tout le monde bande, tout le monde jouit, chaque organe est relié à un cerveau et ton ou ta partenaire est ton égal·e.» Pourtant, le paradoxe le fait sourire: «Contrairement au plaisir des femmes qui a été mis sous tutelle par les hommes pendant des centaines d'années, on s'est construit notre petite cage tous seuls.»