Libération conditionnelle

Publié par Rimbaud le 17.10.2017
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             J’ai franchi l’étape attendue, celle de la dissimulation totale du virus. Plus rien ne vient perturber mes nuits. La fatigue est celle de n’importe quel travailleur, du moins je le crois. Aucun effet secondaire à l’horizon. C’est une absence. Une disparition soudaine. Je reste éveillé mais l’océan est calme, la mer étale couverte des rayons épais d’un après-midi déserté par les plaisanciers, les canotiers ou les baigneuses russes. L’apaisement se répand dans les rues nouvelles interdites à la circulation. Du frais bitume montent des vapeurs légères. Les hommes sont loin, cloitrés dans les officines, à la tâche. Les chiens dorment sous les chênes multicolores. L’ennui a la pesanteur douce d’un temps qui aurait des cailloux dans les poches. Il rend possible le déploiement des contemplations inattendues sans crainte, sans suspicion aucune. Seules quelques ombres glissent le long des façades sans rien déranger. Il n’est plus de tension, plus d’inquiétude, plus de combat à mener. C’est la stupéfaction du bagnard tout juste sorti du trou, ébloui par l’éclat de la réalité retrouvée, interloqué, ébahi que le monde ait poursuivi sa course folle tandis qu’il passait ses journées à retrouver les paroles d’une vieille comptine. Il ne sait où aller. Il avance sans trop y croire. Il observe le vide de l’absence. Le fracas assourdissant du silence. Il est devenu rassurant. Lui qui était la propulsion, le cri et l’anathème, se balance désormais d’une jambe légère à l’autre, sans aucune envie, ni pulsion, ni désir. Il ne va pas chercher la compagnie des autres. Il prolonge l’ataraxie. Il se maintient loin de toute dépendance. Il s’éloigne de la nouveauté qui pourrait compromettre l’équilibre. Il calcule. Il mesure les distances. Il n’aime pas. Il n’espère pas. Il ne regrette pas. Seule compte la disparition du virus. Son camouflage. Son hibernation. Son sommeil profond. Il débute une ascension sans aucune précipitation. Chaque pas accompli est un peu d’identité retrouvée. Chaque kilomètre parcouru, une image du passé lui revient : il y avait de la neige à noël cette année-là ; son père fracassait le crâne des chatons avant de les noyer ; à douze ans, il avait allumé un vieux mégot, une gitane sans filtre ; un camarade de jeu avait posé sa main sur son sexe dans les coulisses d’une salle de spectacle ; sa petite amie lui avait offert son premier parfum qui avait des odeurs de fruits ; une admiratrice lui laissait des messages qu’elle placardait sur tous les murs de la faculté, rendez-vous chez moi à onze heures ; les étales des bouquinistes regorgeaient de livres et il ne savait lequel choisir ; lors d’un enterrement, son oncle se foutait de la gueule du curé sénile qui en perdait son latin ; au petit matin, sur un quai totalement déserté, il revoyait Mylène Farmer à sa gauche, la main accrochée à celle de son compagnon, le visage baissé, rivé au sol, le corps perdu dans un manteau trop long ; un ami mythomane avait tenté de lui faire croire qu’il était l’ami du prince William ; et ces visages, tous ces visages qu’il avait aimés passionnément, pour lesquels il serait mort, dans l’attente d’un baiser consenti. Il a aligné les pas et est parvenu tout en haut de la montagne, là où le vent a élu domicile. Le virus n’a pas bronché. Il s’est seulement retourné pour mieux se rendormir. Dans les yeux de l’homme grands ouverts sur les sapins enneigés, sur les cercles que dessinent les éperviers, sur les traces laissées par quelques pisteurs matinaux, sur les fumées d’un village de la vallée, palpitent les étincelles de la tendresse vigoureuse et vivifiante du réfugié qui sait que, dès demain, il sera de retour parmi les siens.

Commentaires

Portrait de Nadyne Mand

Je te félicite pour ce teste si prenant et si parlant que je me suis evadée durant toute sa lecture, merci à toi pour ce joli moment

Portrait de Rimbaud

Merci, ça me fait plaisir, on n'écrit des textes que pour provoquer des réactions (bonnes ou mauvaises d'ailleurs).

Portrait de dijaf

j’ai pris plaisir à te lire. Merci