Pour une séropoésie moderne !

Publié par Rimbaud le 07.10.2017
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           J’ai le sentiment de plus en plus net que l’ennemi absolu de la société et du genre humain, c’est l’amour. Je ne pense pas forcément à une forme sociale, reconnue, installée, canonisée à l’image du couple. Ni même aux amants infidèles qui ont traversé les siècles et sont devenus un modèle de plus au service d’une narratologie ancestrale, attendue, préméditée. Je crois qu’il y a mille formes d’amour à inventer et que ces formes sont profondément contraires à l’ordre établi. Elles impliquent une culture de la liberté, de l’attention à l’autre, de la découverte, de l’exhibition même des formes les plus intimes de soi qui viennent contredire les lois, les contrats, les habitudes, qui viennent bousculer les mairies, injecter l’imprévu dans le sang du quotidien, rompre les chaînes des arbres généalogiques et faire du gay un personnage confronté à l’inconnu. Quoi de plus excitant que ça ? D’où vient cette force inacceptable et salutaire (car nécessaire à notre émergence, masochistes que nous sommes) que met la société à combattre l’inventivité des relations naissantes et libres ? Tout ce qui lui échappe la terrorise, l’angoisse, la panique. Elle se calfeutre dans l’agressivité ridicule de celui qui se sent attaqué, menacé. Etre gay, c’est à mon sens, forcément être antisocial, marginal, contre, en dehors de. Un homme parcouru par le doute se réfugie dans une recherche désespérée des codes conventionnels. Avec le mariage pour tous, le divorce pour tous. L’homo doit cesser de se considérer comme un réfugié dans son propre pays et de vouloir chercher l’assimilation qui est un alignement, une fondue au noir, une disparition, un anéantissement, un piétinement. Bien au contraire, il devrait s’ériger en contre-exemple et fonder sa philosophie par la quête incessante des amours improbables.

            Je suis persuadé qu’un lien qui est de l’ordre de l’évidence, de l’amour unit les séropositifs entre eux, une sorte de romantisme dix-neuvième. Encore aujourd’hui où les traitements nous assurent la longévité, il demeure cela qui est de l’ordre de la menace. La vie demeure suspendue, conditionnée. Elle n’est plus de l’ordre du cadeau, de l’évidence. Elle n’est plus l’intouchable oubli de notre finitude. Le basculement vers la mort peut être instantané si l’on déconne. Que l’être fasse un rejet total et enfantin de la médecine, qu’il cède à une pulsion morbide, qu’il sombre dans une désespérance sans fondement et c’est la mort, à coup sûr. Le séronégatif peut se payer le luxe d’une dépression avec arrêt maladie. Il peut bouder la vie. Il peut lui tourner le dos parce qu’il sait qu’elle restera là, en attente, patiente, attentive, amusée. Les séropos modernes, nous avons été sauvés par des chercheurs et par tous ceux qui se sont battus pour prolonger notre espérance de vie. Encore faut-il l’espérer, la vie ! Ça semble une évidence pour tous, une question à ne pas débattre, un sens à ne pas chercher, un lieu bizarrement commun… comme si nous n’étions pas des dépressifs en puissance, des fouteurs de merde, des révolutionnaires destructeurs, des tueurs en série, des massacreurs de génie. Tout dit la folie de l’homme, ce vendeur d’armes, ce faiseur de lois, ce flic de la pensée, ce pollueur de terres, cet arracheur de forêts, ce calculateur de profits, ce manipulateur de chiffres, ce fossoyeur de poésie, ce dictateur de la bouffe, ce planificateur de la baise, ce reproducteur de l’erreur, ce geôlier de l’âme. Il faut une contre-folie et une liberté totale pour ne pas être un raté. Il faut s’accrocher aux notes, aux mélodies, se sauver en courant et fuir les lieux mensongers de la paresse, ne pas céder aux sirènes du pouvoir qui nous appellent tôt ou tard, renoncer à la possession des êtres et des choses, ne pas figer la pensée, rester sourd aux coalitions de tout bord, dégager le pied qui nous écrase de la force de sa gloire passée et qui chuchote sadiquement tu ne seras pas car j’ai été, rejeter les guides qui sont les missionnaires de la pensée unique, s’extirper des protocoles pour ne pas être un pourcentage, opérer des associations inédites de lettres pour que brillent des mots neufs dans la conscience amère des insuffisances du langage, ce cadre étroit qui emprisonne, se hisser au plus haut de la plus haute des montagnes pour gueuler sans crainte d’une incompréhension les images nouvelles, ces échappatoires mélodiques, ces briseurs de logiques, ces remplisseurs de vides, ces horizons sur lesquels se dandinent les trapézistes sous les yeux écarquillés des enfants muets face à l’inédit, dans la stupéfaction du geste impossible. Je vais aimer et ce sera un acte politique. Je vais aimer d’un amour métaphysique. Je vais me tenir dans l’éternelle fragilité de mes doutes originels pour que tu poses tes regards de feu sur mes mains tremblantes. Et ce sera joyeux. Appelons cela, l’amitié, si vraiment tu as besoin d’un mot-cadre. Je vais te regarder fixement pour m’assurer que tu ne chercheras pas à me détruire. Cet amour n’est pas un man-eater. Je te parlerai de notre amour asocial, de notre amour de pédés, et nous passerons nos journées à en fuir les redondances et les éternels retours. Nous ne serons pas des miroirs ; ni des idéalistes ; ni des désespérés ; ni des exilés ; ni des naïfs. Nous serons des illuminés, traversés de part en part des flèches obliques des lumières hivernales. Nous chanterons beaucoup. Nous boirons beaucoup. Nous cultiverons dans la conscience de l’échec assuré. Tu le sais, tu le sais bien, toi, que personne ne peut rien face au trou béant du manque initial, qu’il est le boulet que pousse Sisyphe, qu’il se régénère dès qu’il est menacé, qu’il est l’énergie manquante qui happe. Nous inventerons la séropoésie moderne dont la charge virale est totale, définitivement élevée, qu’aucune contingence sociale ne peut circonscrire, qu’aucun ARV ne peut affaiblir, qu’aucune capote ne peut plastifier, et nous serons les cellules réservoirs des rêveries sublimes.

Commentaires

Portrait de Pierre75020

Ton texte a la fulgurance du poète dont tu as pris le nom comme pseudo. Quel bel hymne à l'amour dans un monde où la haine triomphe. Oui nous séropos nous avons quelque chose à dire aux autres qui est de cet ordre là.