rencontre un soir de pluie (1)

Publié par BM-k le 04.06.2008
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La nuit juste avant les forêts (1) :

 

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"Tu tournais le coin de la rue lorsque je t'ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j'ai osé, et maintenant qu'on est là, que je ne veux  pas me regarder, il faudrait que je me sèche, retourner là en bas me remettre en état – les cheveux tout au moins pour ne pas être malade, or je suis descendu tout à l'heure, voir s'il était possible de se remettre en état, mais en bas sont les cons, qui stationnent : tout le temps de se sécher les cheveux, ils ne bougent pas, ils restent en attroupement, ils guettent dans le dos, et je suis remonté – juste le temps de pisser – avec mes fringues mouillées, je resterai comme ça, jusqu'à être une chambre : dès qu'on sera installé quelque part, je m'enlèverai tout, c'est pour cela que je cherche une chambre, car chez moi impossible, je ne peux pas y rentrer – pas pour toute la nuit cependant – c'est pour cela que toi, lorsque tu tournais, là-bas, le coin de la rue, que je t'ai vu, j'ai couru, je pensais : rien de plus facile à trouver qu'une chambre pour une nuit, une partie de la nuit, si on le veut vraiment, si l'on ose demander, malgré les fringues et les cheveux mouillés, malgré la pluie qui ôte les moyens si je me regarde dans une glace – mais, même si on ne le veut pas, il est difficile de ne pas se regarder, tant par ici il y a de miroirs, dans les cafés, les hôtels, qu'il faut mettre derrière soi, comme maintenant qu'on est là, où c'est toi qu'ils regardent, moi, je les mets dans le dos, toujours, même chez moi, et pourtant c'en est plein, comme partout ici, jusque dans les hôtels cent mille glaces vous regardent, dont il faut se garder – car je vis à l'hôtel depuis presque toujours, je dis : chez moi par habitude, mais c'est l'hôtel, sauf ce soir où ce n'est pas possible, sinon c'est bien là qu'est chez moi, et si je rentre dans une chambre d'hôtel, c'est une si ancienne habitude, qu'en trois minutes, j'en fais vraiment un chez moi, par de petits riens, qui font comme si j'y avais vécu toujours, qui en font ma chambre habituelle, où je vis, avec toutes mes habitudes, toutes glaces cachées et trois fois rien,  , à tel point que, s'il prenait à quelqu'un de me faire vivre tout à coup dans une chambre de maison, qu'on me donne un appartement arrangé comme on veut, comme les appartements où il y a des familles, j'en ferais, en y entrant, une chambre d'hôtel, rien que d'y vivre, moi, à cause de l'habitude — on me donnerait une sorte de petite chaumière, comme dans les histoires, au fond d'une forêt, avec de grosses poutres, une grosse cheminée, de gros meubles jamais vus, cent mille ans de vieillesse, lorsque j'y entrerais, moi, avec rien du tout et en un rien de temps, je t'en fais une chambre comme celles des  hôtels, où je me sente chez moi, je cache la cheminée derrière les meubles en tas, j'escamote les poutres, je change le goût de tout, je vire tous ces objets que l'on ne voit jamais et nulle part, sauf dans les histoires, et les odeurs spéciales, les odeurs des familles, et les vieilles pierres, et les vieux bois noirs, et les cent mille ans de vieillesse qui se moquent de tout, qui vous font étranger, qui ne peuvent jamais faire croire que l'on est tout à fait chez soi, je vire tout et la vieillesse avec, parce que je suis comme cela, je n'aime pas ce qui vous rappelle que vous êtes étranger, pourtant, je le suis un peu, c'est certainement visible, je ne suis pas tout à fait d'ici...

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Commentaires

Portrait de BM-k

... — c'était bien visible, en tout cas, avec les cons d'en bas attroupés dans mon dos, après avoir pissé, lorsque je me lavais le zizi, — à croire qu'ils sont tous aussi cons, les Français, incapables d'imaginer, parce qu'ils n'ont jamais vu qu'on se lave le zizi, alors que pour nous, c'est une ancienne habitude, mon père me l'a appris, cela se fait toujours chez nous, et moi, je continue de le faire après avoir pissé, et lorsque je me lavais, tout à l'heure, normalement, au lavabo en bas, sentant derrière mon dos tous les cons stationnés, j'ai fait comme si je ne comprenais pas, l'étranger tout à fait, qui ne comprendrait rien du français de ces cons, et je les entendais tout en me le lavant : — qu'est-ce qu'il peut bien faire, ce drôle d'étranger ? — il fait boire son zizi — comment cela se peut-il, de faire boire son zizi ? — comme si je ne comprenais rien de tout ce qu'ils disaient, et moi, je continue, calmement, à lui donner à boire, pour que ces cons de Français se demandent entre eux, groupés derrière mon dos devant les lavabos : comment un zizi peut-il boire, et surtout, comment peut-il avoir soif ? puis, lorsque j'en ai eu fini avec lui, j'ai traversé l'attroupement, toujours en étranger, qui n'aurait rien compris de ce qu'ils disaient, et cela m'est facile, je ne suis pas complètement d'ici, sûr que cela se voit, ces cons de Français sans imagination ne s'y sont pas trompés, et, malgré tout cela, j'ai couru derrière toi dès que je t'ai vu tourner le coin de la rue, malgré tous les cons qu'il y a dans la rue, dans les cafés, dans les sous-sols de café, ici, partout, malgré la pluie et les fringues mouillées, j'ai couru, pas seulement pour la chambre, pas seulement pour la partie de nuit pour laquelle je cherche une chambre, mais j'ai couru, couru, couru, pour que cette fois, tourné le coin, je ne me trouve pas dans une rue vide de toi, pour que cette fois je ne retrouve pas seulement la pluie, la pluie, la pluie, pour que cette fois je te retrouve toi, de l'autre côté du coin, et que j'ose crier : camarade !,que j'ose prendre ton bras : camarade ! que j'ose t'aborder : camarade, donne-moi du feu, ce qui ne te coûtera rien, camarade, sale pluie, sale vent, saloperie de carrefour, il ne fait pas bon tourner ce soir par ici, pour toi comme pour moi, mais je n'ai pas de cigarette, ce n'est pas tant pour fumer que je disais : du feu, camarade, c'était, camarade, pour te dire : saloperie de quartier, saloperie d'habitude de tourner par ici (manière d'aborder les gens!), et toi aussi tu tournes, les fringues toutes trempées, au risque d'attraper n'importe quelle maladie, je ne te demande pas de cigarette non plus, camarade, je ne fume même pas, cela ne te coûtera rien de t'être arrêté, ni feu, ni cigarette, camarade, ni argent (pour que tu partes après !, je ne suis pas à cent francs près, ce soir), et d'ailleurs, j'ai moi-même de quoi nous payer un café, je te le paie, camarade, plutôt que de tourner dans cette drôle de lumière, et pour que cela ne te coûte rien que je t'aie abordé — j'ai peut-être ma manière d'aborder les gens, mais finalement, cela ne leur coûte rien (je ne parle pas de chambre, camarade, de chambre pour passer la nuit, car alors les mecs les plus corrects ont leur gueule qui se ferme, pour que tu partes après !, on ne parlera pas de chambre, camarade), mais j'ai une idée à te dire…" - LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS Bernard-Marie Koltès (éditions de minuit – 1988) -