"Tombeau pour 500 000 soldats", c'est "Le voyage au bout de la nuit" de la guerre d'Algérie…

Publié par jl06 le 08.02.2020
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L'écrivain Pierre Guyotat est mortIl ne cherchait jamais à faire du bruit, mais souvent fit scandale. Le plus subversif des écrivains français, prix Médecis 2018, est mort à l'âge de 80 ans. Par Modifié le 07/02/2020 à 18:26 - Publié le 22/10/2018 à 12:43 | Le PointPierre Guyotat devant le Pantheon dans les annees 1960.

Pierre Guyotat devant le Panthéon dans les années 1960.

     

C'était un monument. Peut-être le plus humble et discret de ceux qu'aura engendrés notre pays, si riche en hommes de plume et d'encre, comme on dit en HaïtiPierre Guyotat est décédé ce vendredi 7 février à l'âge de 80 ans. Pierre Guyotat, qui écrivait à la main, vivait en ermite, loin du milieu littéraire, tout comme l'adolescent qui monta à Paris depuis Lyon - ce fugueur qui survécut en dormant à la belle et en mangeant du pain sec dans le quartier des Halles, évoqué avec une netteté magnifique dans Idiotie, le roman qui lui valut le prix Médicis en 2018. Cette même année, le jury du Femina avait récompensé l'ensemble de son œuvre, et Pierre Guyotat avait également reçu le Prix de la langue française 2018.

Né durant la drôle de guerre, soumis aux rationnements dont la France souffrit jusqu'en 1950, le jeune Guyotat a grandi dans une famille bourgeoise qui donna d'innombrables résistants au pays. Une lignée empreinte de ce jansénisme éclairé mais sévère que les films de Robert Bresson exaltent - son père médecin alla jusqu'à mettre un détective privé à ses trousses. Une cellule qui lui transmit le culte des héros, des rois, des saints et des écrivains, et qu'il célèbre avec tendresse à chaque livre, tout en offusquant ses pudeurs.

 

Cet héritier qui envoyait à seize ans ses poèmes à René Char est devenu un rebelle durant la guerre d'Algérie. Ayant truffé son barda de livres subversifs qui lui valent d'être inculpé d'atteinte au moral de l'armée, de faire trois mois de cachot et d'être muté dans une unité disciplinaire, la recrue Guyotat se transforme en écrivain, une fois libre, pour se consacrer à traduire l'expérience inouïe de cet isolement sensoriel, avec les fantasmagories érotiques qu'il peut susciter. En sort Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967), un brûlot qui va faire de lui le héraut de l'avant-garde littéraire des années 60-70, unanimement loué par Sollers, Foucault et Barthes, comme par Michel Leiris.

Un saint harcelé de visions obscènes

Longtemps, Pierre Guyotat parut inaccessible au commun des mortels. Il opposait son masque sévère aux attentes de la société du spectacle - un masque de classe teinté de dédain. En le rencontrant dans la clinique où il attend de subir une intervention, au cœur du quartier Loubavitch de Paris - singulière Jérusalem haussmannienne ! - il donne aujourd'hui l'impression tout inverse, celle d'un homme que tout passionne. D'un septuagénaire bon, vif et gourmand, qui reviendrait sans fin sur cette guerre d'Algérie dont on a caricaturé les enjeux, à trop vouloir trancher entre des pieds-noirs souvent d'origine espagnole et des Algériens parfois très francisés. D'une sorte de saint Antoine qui aurait très tôt rejoint les déserts d'Égypte, mais qui, seul devant son Dieu, se serait vu harceler par des visions obscènes. Un saint qui ne croirait plus trop, en 2018, mais qui se demanderait toujours s'il vaut mieux perdre son âme ou son pucelage. Qui évoque les compagnons aux pieds crottés des saints du Caravage, mais qui aurait changé de vocation en lisant les grands auteurs - difficile de ne pas penser à Flaubert et à sa Tentation de Saint-Antoine, retravaillée pendant un quart de siècle.

 

C'est pourtant le même Guyotat qui, dans les années post-68, avait été panthéonisé pour avoir osé explorer, après Sade et Bataille, cette part maudite où le désir se mêle au crime. Éden, Éden, Éden avait amplifié en 1970 cette aura méphitique en plantant en plein désert un bordel de femmes et un autre de garçons, d'où un couple s'éloignait pour recommencer l'humanité : s'il avait alors raté le Médicis d'une voix, le livre, cru jusqu'à l'insoutenable, avait aussitôt été interdit aux mineurs - il le restera jusqu'en 1981, malgré une pétition signée Pasolini et Sartre, Blanchot et Genet, Beauvoir et Sarraute. Ce statut de maudit encensé ne suffisait pourtant pas à Guyotat, dont le style restait marqué par un certain héritage classique. Il voulut inventer sa langue, comme un Joyce ou un Pound avant lui. Mais il lui faudra plusieurs livres encore, et quelques dépressions, avant de pouvoir chanter le monde non seulement en homme, mais comme une loutre pourrait le faire, à son niveau le plus élémentaire - celui de la boue et du sang, des viscères et des chieries, de la semence et des règles.

C'est l'étape qu'il franchit en 1975 avec Prostitution, puis, à partir de 1991, avec Progénitures, incroyable soliloque écrit dans une langue chuintante et corsée, qui emprunte certains de ses vocables au français médiéval dont les Rutebeuf, les Villon et les Rabelais usaient en virtuose pour évoquer déjà les grandeurs et les misères de leur vie vagabonde - « Que sont mes amis devenus ? », « Mais où sont les neiges d'antan ? »…

Une énergie intacte

Ces deux veines, pascaliennes et médiévales, irriguent Idiotie. Grouillant de forts, de putains, de rats et de détritus, les Halles Baltard forment, à l'ombre de Saint-Eustache, une mini-Terre sainte par où les rois de France faisaient leur entrée dans Paris - mais aussi le terreau infâme où prolifèrent la prostitution et le vol. Pauvre comme Job, mais riche d'une faim insatiable, sexuelle autant qu'alimentaire, le jeune fugueur est assailli par des visions de luxure dans ses galetas des Halles. Partagé entre le souvenir du Très-Haut et l'irrésistible attrait de la souillure, il subit les mille épreuves inhérentes à toute sainteté - négative aussi bien : s'enfoncer dans la géhenne pour mieux se défaire du monde.

 

À la fois réaliste et lyrique, le récit maraude à travers la mémoire fantasmée du jeune vagabond. Il fait ici le point sur les poux escaladant la toison pubienne d'un crève-la-faim, s'arrête là sur une femme se donnant du plaisir, surprise à travers les lattes d'une persienne. Délivrées en cascade, comme on le ferait sur le divan, ces scènes primitives disent ce qui obsède l'écrivain depuis sept décennies, sans chercher à expliquer. Ce qui le poussa à vivre auprès des moins-que-rien et à dormir dans des voitures de fortune, à Barbès, face au bordel qui accueillait des files d'OS maghrébins, avant le regroupement familial. Comme si cette tempête pornographique était un état naturel, sinon l'alpha et l'oméga de la condition masculine, avec ou sans Dieu ; qu'elle caractériserait l'adolescent aussi bien que l'ascète, le célibataire ou le père de famille, s'il s'en autorisait l'aveu.

Ces flux d'obscénités pourraient relever du laboratoire. Mais Guyotat est plus qu'un écrivain, et bien plus qu'un formaliste. Élevé dans des pensionnats catholiques et voué à la prêtrise, il a ardemment cru et espéré : tout comme le jeune Genet, auquel on compare parfois son œuvre, même s'il a profondément intégré les valeurs du christianisme, lui. La foi a beau l'avoir déserté, il a beau avoir connu et l'homme et la femme, il persiste à retirer sa semence du circuit de la reproduction pour en nourrir son Verbe. Et son existence reste placée sous le double régime de l'animalité et du sacré - une tension qui lui donne, à l'âge où d'autres s'apaisent à force de médailles ou de prix, une énergie intacte pour reconstituer la famine érotique de ses débuts.

Éternel novice

Plus troublant, l'idole des thuriféraires de Sade s'avère être un homme d'une rare humanité. Rescapé de la descente aux enfers qu'il évoque dans Coma - celle d'un écrivain soudain en proie au doute, victime de cette acédie qui frappe parfois les plus grands moines -, Guyotat s'impose, à qui a la chance de le rencontrer sans façon, comme un géant dénué de toute arrogance, un ogre mû par une curiosité et une bienveillance sans borne, simple et large comme tous les grands phénomènes naturels. Ainsi peut-il avouer, avec un sourire angélique et malgré sa jambe immobilisée, être un admirateur des jansénistes, et faire un pèlerinage annuel à Port-Royal des Champs, l'abbaye que le Roi-Soleil fit raser. Lui qui rêvait autrefois de fonder une famille confesse même qu'il serait le premier choqué, à la lecture de ses livres, s'il ne les avait pas écrits.

 

Qu'est-ce qui le pousse, après tant d'années, à animer la maison close qui, dans le secret de sa conscience, lui fait miroiter mille esclaves sexuels consentants, sans qu'il puisse y toucher ? Il n'a pas la réponse. Il est là pour transcrire ces visions, inventorier cette ambivalence qui nous situe à mi-chemin des animaux et des saints qui cherchèrent, comme François d'Assise, à leur prêcher la bonne parole. C'est une culture vieille d'un millénaire que cet éternel novice tient au bout de ses doigts, mais ses rêveries érotiques, tendues par la chasteté, ont pourtant des fraîcheurs d'aurore. Ils disent l'Éden intemporel qu'esquissent nos fantasmes, les plus cruels y compris.

On serait resté des heures à parler avec Guyotat, si l'on n'avait craint d'abuser de l'hospitalité de cet homme fait pour devenir tout entier un livre, à la façon d'un Proust ou d'un Pessoa. Économisons donc la sève de celui que chacun s'attendait à voir entrer de son vivant dans la Pléiade - le plus humain des transgresseurs. ,