Un AVC et ça repart

Publié par Ferdy le 12.06.2012
1 292 lectures

Ma mère est quelqu'un de formidable depuis qu'elle a rencontré un léger AVC. A 80 ans, elle est enfin devenue humaine, c'est-à-dire, fragile, confuse, presque aimante.

L'autre jour au téléphone, je lui parlais de la campagne aixoise où je vis, des champs de blé entremêlés de coquelicots actuellement, les épis comme des pinceaux trempés dans la peinture d'un rouge carmin, les vieux chênes biscornus, les pins parasols sous lesquels les chevaux viennent rechercher un peu d'ombre en été, le ciel bleu de cet après-midi printanier seulement parcouru de quelques nuages comme égarés, confus de se trouver en provence alors qu'ils n'ont rien à y faire mais quand même ça fait joli, je lui disais aussi pour la sauge, le romarin, le thym, l'estragon et la ciboulette, la menthe et les pourpiers que j'ai planté devant chez moi, la verveine aussi, cette agréable sensation de désordre et d'invasion, de rusticité aromatique et de beauté fragile, si vulnérable quand l'eau vient à manquer, de la responsabilité qui m'incombe, car il convient de les arroser quotidiennement par cette chaleur et surtout lorsque souffle un petit mistral, mes enfants, ma seule descendance pour ainsi dire, je savais que ça faisait beaucoup d'images d'un seul coup pour ma mère, un vrai kaléidoscope de couleurs, d'odeurs, de sensations, d'ivresse exquise juste à portée de mains, là, sous mes yeux, aux yeux du voisinage qui semble me respecter plus encore depuis qu'il me voit au travail, à jardiner ou à bricoler dans ce décor rendu fertile sous la contrainte ou avec son consentement, 

les hommes spécialement apprécient venir me trouver dès lors que je bricole, on dirait que ça les rassure de voir un pédé les mains couvertes de terre ou un pinceau à la main, tout occupé à passer un vernis sur une table sauvée de leurs poubelles, 

aussi ayant raconté tout ça, car je n'aime pas trop le silence de ma mère égarée dans ses pensées, elle me demande soudainement : mais alors quel temps fait-il à Paris ? Ah ça, je ne sais pas maman, moi je suis à Aix-en-Provence, mais d'après ce que j'ai entendu à la radio ce matin la finale de Roland Garros pourrait être empêchée par la pluie, j'entendais en arrière-plan, mon père qui semblait vouloir ramener sa femme vers le rivage, ce doit être difficile pour lui, depuis qu'elle a un peu perdu la boussole, moi je la trouve infiniment mieux comme ça, je commence enfin à avoir des choses à lui raconter, elle me fait tendresse comme on dit en italien,

lorsque je lui demande comment elle va, elle se met en mode messagerie automatique, il faut comprendre dans ce brouillard de paroles qu'à son âge, elle ne se plaint pas, elle dit "on fait aller", une expression un peu lasse, même assez triviale dans sa bouche, une résignation que je ne lui connaissaissais pas, j'ai cru comprendre que mon père avait procuration pour aller voter à sa place, ce qui en fait me rassure car dans son état de confusion je n'ose pas imaginer le bulletin qu'elle serait capable de glisser dans l'urne, car si elle a toujours pensé et vécu à droite, par respect pour son père elle a toujours voté à gauche, socialiste bon teint, rose un peu délavée ma pauvre mère qui s'est toujours rêvée châtelaine, aujourd'hui souveraine indolente, sans autres pouvoirs,

je lui demande encore s'ils passeront l'été en Suisse, comme chaque année, elle dit qu'elle ne sait pas, presque à la mi-juin et ne pas savoir lorsque autrefois tout était programmé, décidé, organisé par sa seule volonté, des mois à l'avance... voilà quatre ou cinq ans qu'elle m'envoie chaque année exactement la même carte postale d'Yverdon-les-Bains, il doit bien pourtant se trouver autre chose dans cette station huppée sur les bords du lac de Neûchatel que cette petite place avec sa fontaine dégoulinante de géraniums colorés, mais chaque année, j'ai droit à cette vue déprimante de cette même place, agrémentée de la même fontaine, je les ai collectionnées ces cartes année après année, même le message au dos n'évolue guère, sa grande et belle écriture conquérante ne laisse qu'un tout petit espace en bas à droite, ou en haut à gauche, enfin où il peut pour que mon père puisse apposer sa signature précédée de ses bons baisers, donc cette année j'ignore si je recevrai le modèle 2012 de la fontaine symbolique, avec le drapeau helvétique suspendu quelque part à l'horizon, 

j'espère seulement que mon père a bien compris ce qu'il est advenu de sa femme, selon lui elle aurait un peu perdu la mémoire, selon moi le problème de ma mère c'était ça, une mémoire considérable qui verrouillait toute son existence, ses souvenirs parfois remontaient les siècles, ma mère m'a toujours fait penser à un personnage du XIXe s., elle vivait encore dans ces convenances d'une époque lointaine, aujourd'hui elle est devenue contemporaine, familière, composant difficilement avec le présent, humaine, trop humaine...

Commentaires

Portrait de laurent44

fois que j'arrive à lire un texte jusqu au bout, sans survoler des lignes... et en plus, avec un rictus.

Merci pour ce moment. Un jour viendra ou la fontaine aura subit elle aussi son coup de contemporain et tu regretteras celle du passée.

PS : veux tu une carte postale de la fontaine place royale à Nantes :)

Biz

Portrait de tessanne13

quand tu nous tiens, la mienne va vers ses 70 ans, elle se maintient, bien que ce ne soit plus vraiment la femme de mon enfance, le coté tzarine a pris le deçu, elle ne peu pas avoir tord, elle ne peux plus suporter d'etre contrariée et surtout elle réécrit son histoire, donc la mienne aussi, Je m'habitue, mais parfois c'est dur, elle m'a raccroché au nez parce que je soutenai que Audrey Pullvard n'était pas le petite amie de JL Mélanchon, j'ai eu aussi la "surprise" d'apprendre quelle avait appris à écrire toute seule, ce que je sais est faut, bon j'espère que cela ne va pas empirer, bises
Portrait de Ferdy

c'est terrible... pour Audrey Pulvard, que pense-t-elle de Montebourg ? c'est bien le gendre idéal, non ?

quant à réécrire son histoire, je crois que c'est tentant passé un certain cap, ma mère semble écrire sur une ardoise comme des palimpsestes, en fait plus sérieusement je commence à croire qu'il est tout à fait envisageable de penser à une erreur de diagnostic pour ce qui la concerne, et ne serais qu'à moitié étonné d'apprendre qu'elle développe la maladie d'Alzheimer, ce qui lui serait probablement impossible d'admettre et pour mon père une perspective à laquelle il n'est pas préparé,

en attendant, si ma crainte venait à être confirmée, cela nous promet un cauchemar familial dont personne ne sortira indemme...

Portrait de tessanne13

Oui en effet, courage, pourvu que ce ne soit pas cela, bizs

Portrait de Ferdy

ça me paraissait tellement évident, mon père me l'a confirmé ce matin au téléphone, ce n'était pas un AVC mais bien la maladie d'Alzheimer, 

ça fait tout bizarre de savoir ce qu'on redoutait, jusqu'où ira-t-elle dans ses égarements, dans la douleur de tout perdre, évidemment que ça fait mal, statistiquement je pouvais m'y attendre, mais bon il est rare de s'appliquer à soi-même une chose que l'on redoute,

donc, bilan provisoire, un cas d'Alzheimer, un séropo, un père qui hésite entre le cancer de la prostate ou une petite déficience pulmonaire due à son tabagisme ancien, à cette heure je me sens comme démuni, car moi contrairement à mes géniteurs j'ai eu le temps de me préparer au développement d'une maladie, ils sont tout à fait inexpérimentés pour rencontrer la souffrance, la douleur, et aussi je les plains, ne sachant que faire,

ma mère n'a pas souhaité répondre au téléphone, refuse presque tout, même aller à la plage, son grand plaisir jusque-là, progressivement j'irai peut-être voir du côté des sites qui offrent un peu de soutien aux proches touchés par Alzheimer, ça me fera tout bizarre, enfin si je pouvais pleurer je le ferais ici, mais je n'y parviens pas, je rumine...

bien à vous, Ph.

Portrait de tessanne13

la vraiment oui, n'oublie pas ta propre santé avec tout cela, les gens s'habituent à vivre avec une grave maladie, la preuve nous, mais l'alzheimer c'est différent, la claque, je suis de tout coeur avec toi, tu pleurera le moment voulu, on ne sait jamais comment on réagit face à ca, je t'embrasse très, très fort, Tess
Portrait de Ferdy

Tess, pleurer tu as raison pourquoi faire, d'abord je n'ai pas le temps, j'essaie en ce moment d'aider mon père à organiser leur existence avec ça, mon frère helvète toujours aussi déagréable à mon endroit entend gérer cette affaire comme un DRH des affaires sociales, en me déléguant les points problématiques du suivi médical et des droits sociaux en France, 

en même temps, je n'oublie pas que personne dans cette famille ne s'est jamais préoccupé de ma situation, aussi je n'en fais pas non plus l'affaire qui viendrait occulter tous les autres problèmes, je fais comme je peux déjà pour tenter de comprendre, lorsque toute la vérité m'a toujours été cachée, et je persiste à croire qu'il existe des situations infiniment plus délicates,

celle-ci me touche évidemment de près, pour le reste nous échangeons des mails mon frère et moi, pour ma part dans un sentiment de devoir qui a aussi ses limites,

suite au prochain épisode (je viens de recevoir un mail de mon frère, presque aimable, pour la 1ère fois...),

merci pour ton attention et ta bienveillance Tess, des bises, Ph.