Un gouffre pas une brèche !

Publié par jl06 le 29.08.2020
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La lutte contre le Covid-19 fait de notre semblable notre ennemi

Elsa Gisquet — 28 août 2020 à 12h09

Une brèche s'est peut-être ouverte au début de l'épidémie: il a été possible de dire, d'écrire qu'on ne voulait plus de l'autre.

 

La Grande Plage de Biarritz, le 21 août 2020. | Philippe Lopez / AFP La Grande Plage de Biarritz, le 21 août 2020. | Philippe Lopez / AFP 

On se souvient, au début de l'épidémie, des insulaires se plaignant de la migration des Parisien·nes vers leurs maisons secondaires. Une analyse statistique des données téléphoniques réalisée par l'opérateur Orange a ainsi estimé que près de 17% de la population de la métropole du Grand Paris ont quitté leur région entre le 13 et le 20 mars. Dès le 16 mars, un arrêté préfectoral a limité les traversées du continent vers l'île d'Yeu «aux islais munis d'une carte de passage (résidents permanents)». La nouvelle avait été accueillie avec satisfaction sur l'île.

À Noirmoutier, les résident·es s'étaient plaint·es de l'afflux de nouvelles personnes: les magasins et les stations essence ne permettaient plus de répondre à la demande.

Une narration du rejet de l'autre

Au-delà des seuls risques sanitaires, ces récriminations relèvent d'«un vieux contentieux, la France a été construite sur ce clivage entre Paris et le reste, c'est-à-dire la province ou les régions» pour reprendre les mots du sociologue Jean‑Didier Urbain.

L'ancien maire de Noirmoutier déplorait alors: «Les gens se baladent sur la plage, prennent des selfies qu'ils partagent sur les réseaux sociaux, c'est un comportement irresponsable.»

Ces différends régionaux ont été réglés par le rappel du décret national de lutte contre la propagation du virus (16 mars 2020) appliqué sans nuance, quel que soit le seuil épidémique des régions. Un confinement strict devait être observé aussi bien à la ville qu'à la plage.

Cependant une brèche s'est peut-être ouverte à ce moment de l'épidémie: il avait été possible de dire, d'écrire qu'on ne voulait plus de l'autre. La narration au sujet du rejet de l'autre avait paru sinon acceptable, du moins compréhensible et s'était en tout cas exprimée, y compris du côté des édiles.

Identification de classes à risque

Le déconfinement s'est fait selon des déclinaisons régionales voire départementales, en fonction du niveau de circulation du virus, tel que le recommandait d'ailleurs le conseil scientifique. Des stratégies locales de déconfinement ont été mises en place concernant les accès aux plages, le port du masque, etc.

En même temps qu'une volonté s'affirme de solidarité et de bienveillance à l'égard d'autrui, notamment des personnes les plus âgées, s'installe insidieusement une société morcelée où chaque individu cherche à exclure en identifiant les catégories de population à risque, que l'on peut mettre en parallèle avec des classes potentiellement dangereuses.

Or dans la définition desdites «classes dangereuses», la frontière entre le risque biologique et le risque social semble ténue. Au cours du XIXe siècle, la classe dangereuse a ainsi été assimilée aux classes pauvres, dangereuses et vicieuses, comme l'a montré Louis Chevalier.

Hygiène et équilibre moral de classe se chevauchent: «Décrotter le pauvre équivaut à l'assagir; convaincre le bourgeois de se laver, c'est le préparer à l'exercice des vertus de sa classe», peut-on lire dans Le miasme et la jonquille d'Alain Corbin. La bourgeoisie cherche alors à se prémunir de l'odeur nocive et nauséabonde des classes dangereuses. Ironiquement, l'anosmie comme symptôme associé au Covid-19 nous préserve de cette réaction. Reste qu'il y a bien des préjugés et des ambiguïtés sociales à vaincre.

Si le rejet ne se tourne pas aujourd'hui vers les pauvres, hygiène et équilibre moral de classe continuent de se chevaucher. Les classes dangereuses désignent aujourd'hui d'autres populations. D'abord les jeunes, ceux-là qui depuis le déconfinement se pressent de se retrouver en grande promiscuité dans les bois, sur les plages ou dans des free parties organisées illégalement.

Promiscuité indésirable

Mais plus largement ce sont les masses, venant d'ailleurs, toutes classes sociales confondues, qui semblaient constituer cet été la classe dangereuse. Ces vacances qui devaient se passer sous le sceau de l'insolite, hors des sentiers battus ont révélé la difficulté à échapper à la masse, à la standardisation des comportements, provoquant aussi un afflux et une promiscuité indésirable inédites vers certains lieux.

Sur les réseaux sociaux, on a pu voir fleurir les bons plans pour se mettre au vert ou encore se baigner en Île-de-France. Ces petits coins isolés et méconnus, ces étendues d'herbe verte au bord d'une rivière aux eaux transparentes sont devenus des joyaux que certaines personnes, fières de leur trouvaille, ont pris plaisir à dévoiler sur la toile. Les applications rando ont conduit des dizaines de gens à se déverser sur les étroits chemins forestiers. La réserve naturelle des Hauts de Chartreuse a vu arriver les randonneurs et randonneuses en nombre. Les plages étaient bondées de vacancièr·es qui n'avaient d'autre choix que de rester dans l'Hexagone.

Ces afflux massifs –sinon hors normes– de populations ont là encore déclenché mécontentements et rejets de la part des populations locales. Ainsi, au beau milieu du mois d'août, pour répondre à la fois à la concentration de baigneurs et de baigneuses en bord de rivière, mais aussi aux incivilités pointées par les autochtones, le port du masque sur les quais et dans les rues commerçantes de Moret-sur-Loing a été rendu obligatoire. «Avant, c'était une baignade familiale. Là, c'est devenu comme une base de loisirs. Les gens s'imaginent en bord de mer», regrettait le maire.

L'obligation du port du masque, outre les contrôles de police, aurait en effet le pouvoir dissuasif de renoncer à s'aventurer en dehors des territoires familiers. Dans le sillage de cette France qui s'est vue divisée, morcelée pendant le déconfinement, le rejet de l'autre paraît presque décomplexé.

Le masque pour mieux tenir à distance

S'il est impossible de désinfecter ces corps et leurs miasmes qui se propageraient, semble-t-il, par voie aérienne, il convient de les masquer, mais aussi de les tenir à distance. C'est alors son propre espace territorial sanitaire, puis par extension et confusion, son propre espace social que l'on protège.

Il ne s'agit plus seulement de préserver la santé biologique. Les classes dangereuses sont priées de ne pas se baigner ou seulement dans les zones de baignade qui leur incombe: les piscines municipales de leur périmètre d'habitation.

On contrôle les corps en contrôlant les accès à l'espace, en quadrillant et en codifiant les territoires et c'est désormais avec ces mêmes règles (sanitaires) que l'on tente d'éloigner et de maintenir à distance l'afflux dérangeant des populations.

Au-delà du risque épidémique, c'est l'accès à l'espace public que l'on cherche à contrôler pour préserver cet entre-soi géographique qui préserve le plaisir «d'être en compagnie de ses semblables, de partager avec eux le quotidien, à l'abri des remises en cause et des promiscuités gênantes», comme le faisaient remarquer en 2001 les Pinçon-Charlot dans Sociologie de la bourgeoisie.

Dans un contexte où les questions de sécurité sanitaire sont omniprésentes, le besoin de trouver sa place au sein d'un espace sécurisé répond à des incertitudes et à des peurs tant réelles (importation du virus) que fantasmées (peur de l'autre, de son mépris, de sa domination...).

Ainsi Proshansky et coll. (1983) avait posé le concept de «place identity» comme définissant les mémoires, idées, expériences, attitudes, valeurs, préférences se rapportant au monde physique dans lequel vit le sujet. Cette place identity permet ainsi de projeter son soi dans l'espace, d'interagir avec l'autre en se sentant en sécurité dans un périmètre géographique familier.

Si l'identité géographique rassure, elle divise aussi. Il paraît fondamental d'en prendre toute la mesure dans un contexte pandémique où le pouvoir local se traduit aussi en un pouvoir sur l'espace et la façon de l'occuper. L'arrêté du préfet de police des Bouches-du-Rhône concernant l'interdiction du port du maillot du PSG constitue l'exemple cinglant du recours à cette escalade réglementaire pour réguler notre vivre-ensemble territorial, au-delà de la pandémie. Le texte publié le 21 août 2020 interdisait à Marseille «toute personne se prévalant de la qualité de supporter du Paris-Saint-Germain, ou se comportant comme tel, de circuler ou de stationner sur la voie publique sur le Vieux-Port et sa périphérie».

Des frontières sanitaires, sociales, mais aussi communautaires s'érigent localement sur le territoire national. Il convient de s'interroger sur cet amalgame idéologique entre catégories à risque du point de vue sanitaire et classes dangereuses, sans quoi ces mesures discrétionnaires pourraient être le prélude à une normalisation du rejet de l'autre.