Une histoire de cumulus...

Publié par Rimbaud le 29.12.2017
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            Il faut être parcouru d’une force vitale flamboyante pour enfanter un texte, un projet, une construction, une réalisation digne de ce nom, être dans un contact charnel avec les fleuves de la pensée, les intentions du regard, les corps étrangers et les voix singulières, ne pas sous-estimer les pièges de la facilité, ne pas mépriser l’intelligence humaine, rompre les chaînes de la finitude qui limite l’imaginaire, marteler le sol volcanique jusqu’à l’explosion du langage, se tenir dressé dans la stabilité d’une volonté philosophique qui soit vitale, l’œil bien ouvert, guettant la possibilité d’une rencontre accueillante. Le bonheur n’est pas de l’ordre de l’espoir. Il naît d’un effort consenti. L’attente est stérile et mortifère. Qu’attendrais-je ? Que les pilules aient fait de mon corps un amas de ruines, un sol jonché de cadavres où seuls, subsistent, çà et là, quelque herbe folle, quelque graine échappée, un coquelicot jamais cueilli ? Mon corps est une horloge à la mécanique improbable, une sorte de pantin noir dégingandé. Les aiguilles sont folles et tournent à des cadences infernales puis subitement stoppent nette leur course inutile. Elles sont dix, cent, mille puis disparaissent instantanément. Qu’on cesse d’exiger de moi la cohérence quand l’oxygène n’a plus de fluidité, quand mon cul est offert aux gants du proctologue, quand l’imagerie médicale a remplacé la métaphore et que les bulles d’emphysème me guettent, narquoises, au fond d’une flûte de champagne.

            Tout en moi refuse le divorce et le renoncement. Je suis dans la perte et je convoque, je loue, j’apostrophe, j’interpelle, je scénarise, je romance, j’invoque, pour ne pas laisser le vide dominer les champs de l’action, pour ne pas entrer définitivement dans l’ère glaciaire, pour tomber d’une fatigue née du labeur et non d’une impossibilité, pour ne pas rester pétrifié par les inquiétudes sournoises et pernicieuses, pour redevenir visible – à moi-même si ce n’est aux autres, pour ne pas être rien quand bien même je suis peu, pour qu’on pose encore une main désireuse sur ma chair et mes reins, pour détourner ma souffrance des douleurs articulaires et qu’elle se nourrisse à nouveau des réalités essentielles. Je pense à l’adolescente palestinienne emprisonnée pour avoir insulté des soldats israéliens. Je voudrais la prendre dans mes bras et je loue son courage, et essuie ses larmes amères. Je tends l’élastique de la catapulte et me projette dans un lieu de hasard. N’importe où plutôt qu’en moi, en moi où l’on perd son temps, en moi où l’on est occupé à rédiger des diagnostiques, des prescriptions, des analyses, en moi où la consomption l’emporte sur la prévoyance, en moi où l’intelligence de l’économie fait défaut. Je ne capitalise pas. Je ne retiens pas. Je n’accepte pas que mon espace-temps soit réduit aux frontières étroites de la médecine et son cortège de devinettes imbéciles, d’urgences qui n’en sont pas, d’artifices illusoires et creux. Tout en moi exige la résurrection du sens. L’acte fort de ma journée, c’est d’avoir réparé la fuite du cumulus : c’est un acte réel, concret, matériel, palpable, vérifiable, quantifiable. Cette réussite me remplit d’une joie immense. Je me mets à courir vers tous les cumulus de la terre, les mains offertes, prêtes à en découdre, agiles à comprendre, dévisser, déboulonner, remplacer, éponger, améliorer. Qu’on mette à ma disposition les cumulus usagers de l’éducation, et ceux de la faim, et ceux de la nature, et ceux de la culture, et ceux de la bêtise, et ceux de la guerre, et ceux du commerce ! Je bondis instantanément là où l’on veut bien de moi pourvu que je ne sois plus planqué au fond de ma mémoire, ce cagibi où les rats reniflent les relents nauséabonds du passé.

            La posture, même littéraire, est pathétique. J’en sais les limites. Rien n’adviendra de mon immobilisme et de mes jeux intellectuels. C’est une traversée nauséeuse interminable. Un à un, les passagers ont quitté le navire. Je parcours chaque pont de long en large sans trouver de passerelle par laquelle regagner la terre ferme. La nuit est tombée sur mon petit village reculé. J’attends, les jambes posées sur le bureau, le retour de mon homme échappé de mon enfer. Il me racontera son escapade libératrice tandis que je dresserai le couvert et que j’ouvrirai le pilulier. Je mettrai quelques bûches dans le feu. Je cuisinerai sans appétit. La télévision récitera sa litanie ennuyeuse, lénifiante et conventionnelle. Je consentirai à passer un peu de temps sur un canapé défoncé par les sauts du chien dont j’envierai l’insouciance énergique. Je redouterai l’heure retardée du coucher car alors, et alors seulement, les plus petites artères entonneront, une à une, leur chanson plaintive et agripperont la main de l’esprit qui ne pourra franchir la porte d’embarquement. Les avions n’en finissent pas de décoller et je reste là, le nez collé à la vitre immense et salie du présent, incapable de bondir hors de moi-même pour aller dans le pays merveilleux où tous les cumulus sont à changer.

Commentaires

Portrait de cbcb

Les passagers ont quitté le navire ?
Pas grave … patience … d’autres viendront …
Continue d’avancer … un jour, la passerelle apparaîtra  devant toi, comme par magie … ce ne sera peut-être pas celle que tu imaginais … à toi de choisir s’il vaut mieux l’empreinter ou rester seul à bord … dis-toi que le navire sera toujours là … avec très certainement quelques fuites à colmater

Les avions … il y en aura toujours qui décolleront … un jour, tu seras à bord … mais n’oublies pas, tu ne pourras en prendre qu’un à la fois !

L’écriture t’aidera à avancer, elle te soutiendra, elle t’aidera à traverser les obstacles que tu rencontreras, elle t’apportera la force nécessaire à défaire tes entraves ...