une vie de couple sérodifférent...

Publié par Rimbaud le 30.10.2017
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                     Je suis comme ces milliers de malades qui doivent prendre leurs cachets quotidiennement. Dire cela, c’est ne rien dire. C’est courir le risque, une fois encore, de la banalisation. « Bah, t’es comme des millions de gens, tu dois prendre un traitement ». Le nombre ne devrait pas être la porte d’entrée à l’absence de pensée d’un processus, quel qu’il soit. Depuis tout petit, je ne cesse de répéter que ce n’est pas parce qu’il y a des millions de couples divorcés que le divorce est un acte banal, anodin, sans conséquences. « Oh, ça va, t’as des parents divorcés, comme beaucoup ». Non, ça ne va pas parce que pour l’enfant de cinq ans, c’est une déchirure, un traumatisme, une révolution dans la marche de sa construction. C’est la mise en question de l’amour, la chute du chevalier de sa monture, la princesse qui ne se réveillera jamais, ils ne vécurent pas heureux mais eurent tout de même des mioches. Pour un enfant, changer de maison une semaine sur deux, ne pas avoir à la même table un papa et une maman, ce n’est pas normal. Le divorce est d’abord un divorce intérieur d’avec la notion d’amour et de proximité, une remise en question fondamentale. Une fracture originelle, une dislocation de l’ordre, un éclatement des logiques.

            De la même façon, ne banalisons pas la médicalisation. Je suis devenu mon propre champ d’investigation et d’expérimentation… et c’est un foutoir sans nom. Etre dans un couple sérodifférent, c’est d’abord protéger l’autre. Pas tant de la possibilité limitée d’une transmission (la capote fera l’affaire) mais d’un déséquilibre potentiel de la maison. Du temps de l’AZT, des dizaines de comprimés aux effets secondaires permanents, je ne vois pas comment c’était possible. Il fallait que la personne « saine » (hideux adjectif qui possède une connotation morale) soit d’une abnégation totale pour supporter de telles contraintes. Certains ont dû y parvenir et cette pensée me couvre d’émotions. De nos jours, c’est davantage possible à certaines conditions. Je ne fais pas tout un cirque autour de la prise du cachet. Je ne monopolise pas la conversation autour du VIH. Je gère mes rendez-vous, mes analyses, mes résultats d’analyse. Je ne fais pas peser mes interrogations sur mon partenaire et je vais chercher les réponses là où elles sont (chez les médecins). Je ne m’apitoie pas sur mon sort. Je ne minimise pas les problèmes de l’autre. Je produis une parole qui ne soit ni anxiogène, ni faussement rassurante. Je partage sans imposer. Je ne trouve du réconfort qu’au moment où il est prêt à m’en donner. C’est bien la grandeur d’un amour que de reposer sur une recherche permanente de l’équilibre à atteindre, quand l’un ne prend pas le dessus sur l’autre.

            Les nuits agitées qui sont les miennes compliquent les choses. Le silence devient le refuge, l’abri qui bloque la propagation de la peur, qui délimite les contours de l’angoisse et l’empêche de proliférer. Ah, je me souviens des sommeils ininterrompus, de la sensation d’un repos total au petit matin, de la fatigue volatilisée, des énergies retrouvées, de la présence des cycles bienfaiteurs, de la douceur des rêves, du souffle apaisé. Un autre temps, pas si lointain pourtant, et j’en suis nostalgique. Désormais, je me tiens tout au bord du lit XXL qui est le nôtre, un mètre quatre-vingt de large. Je n’ose occuper ma place légitime, celle que se disputent gentiment tous les couples. Je suis dans l’appréhension du dérangement du sommeil de celui que j’aime. Je n’ai aucune excuse : il s’endort en deux minutes, rien ne le réveille et sa surdité le rend imperméable à toute perturbation sonore (ce qui fait de moi le gardien du temple). Pourtant, je me tiens loin de lui instinctivement. Je me rassure alors, je m’encourage, je me déporte, je me rapproche, jusqu’à glisser ma main dans la sienne. Ça va mieux, un temps. Mais la respiration du fumeur est mauvaise, l’oreiller ne convient jamais, les cauchemars se pointent, et les heures n’en finissent plus de se succéder. Au petit matin, il me faut bien une heure pour calmer la tempête, me réconcilier avec la réalité et retrouver un semblant de lucidité. Là commence le silence. Là réside le danger parce qu’à ce moment précis, il devient très compliqué de sortir les poubelles, d’aller faire les courses et de contribuer à extirper cette journée d’un ennui mortel. L’autre ne peut rien. Il fait depuis le premier jour de la maladie l’expérience de l’impuissance (lourd de sens pour un gay !). Se lancer dans un exposé interminable de la nuit passée ne peut que renforcer les murs contre lesquels il butera. Je pense à ma prof de prépa qui nous avait expliqué que « l’humour est essentiel dans la vie, qu’il sauve de beaucoup de choses ». Nous en usons et en abusons, mais le piège a la grossièreté de l’évidence : le rire est négation, détour, regard de travers, fuite, course illusoire à travers les champs dans l’espoir vain qu’il ne faudra pas, plus tard, retourner à la ville et ses contraintes. Dès lors, le silence étale couvre le regard en-dedans, le regard sauvage, le regard lointain, hors de portée, dernier mirage. Rien ne trahit véritablement le chaos qui a soufflé l’édifice architectural de mes saisons si ce n’est une heure tardive, une pâleur inhabituelle, une forme de lenteur. Les images dantesques flottent encore quelque part entre le passé et le miroir de la salle de bain. Il faut envoyer la musique pour qu’un possible advienne : ce sera Kate Bush et son army dreamers

 

Our little army boy

Is coming home from B.F.P.O.

I’ve a bunch of purple flowers

To decorate to mammy’s hero

Mourning In the aerodrome

The weather warmer, he is colder…

 

Non, mon ange, je ne te trahis pas. Je protège la possibilité d’une progression commune. Je balance hors de nos sacs à dos les pierres encombrantes et imprévisibles. Je débarrasse, je contiens, je dompte, je contrôle les forces contre lesquelles tu ne peux rien. Nous avons d’autres paysages autrement plus grandioses à parcourir, d’autres étendues vers lesquelles porter nos pas, tant de minutes à ne pas gaspiller et tant de forces à convoquer. Soyons définitivement utiles. Ne laissons pas les ombres occuper nos journées et gâcher nos festives retrouvailles. Il y a un prix à payer à la retenue qui est de l’ordre d’une fragilité, d’une minceur, d’un vacillement et j’en accepte la facture que je garde en moi comme un secret.

 

Les murs sont des îlots insubmersibles,

Laisse-moi dans l’enfermement consenti,

Bouder,

Les mains dans la paille,

A recompter les doigts des fleurs,

A nier les rimes nouvelles,

A rêver des trains en partance

Pour Soho, Tripoli ou Vancouver,

Le nez dans la pelisse,

Errant.

Commentaires

Portrait de philippePACA

super texte

Portrait de Rimbaud

Deux mots... et la joie renait. 

Portrait de Pierre75020

Ton respect, ta délicatesse, ta prévention à l'égard de ton compagnon forcent l'admiration et si cela était nécessaire, témoigne de ton immense amour pour lui.

J'espère que tes insomnies s'estomperont , elles ont duré deux ans pour moi, elles furent fécondes en réflexions d'où il m'arrive de les regretter.

Portrait de cbcb

Lui séroneg, moi séropo...
Je pense que c'est notre couple qui faisait notre force.
Et comme dans tous les couples, il y a eu des hauts et des bas,
des remises en question, des doutes, des colères ... au point de ne plus dormir ensemble ...
Puis il y avait les réconciliations, les discussions, les silences ... ... ...

Portrait de Arzh59

Un très beau texte décidement, comme tous les autres.

Quelle belle plume tu as ! 

Tu expérimentes le couple sérodifférent, je peux partager mon expérience de couple séroidentique (?). 

Je te rejoints pour dire qu'il y a quelques dizaine d'années l'abnégation du non-contaminé devait tout surpasser pour supporter (dans le bon sens du terme) la maladie du conjoint. C'est ce que l'on voit dans le film "120 battements par minutes". C'était beau. C'est toujours beau, être accompagné dans la douleur et la difficulté de la vie par celui qu'on aime. Combien se font quitter quand ils se découvrent positif. 

Pour ma part, aucun mot ne saura jamais exprimer toute la gratitude d'avoir mon homme à mes côtés. 

Nous sommes tous les deux positifs, et notre vie n'est pas si différente de la votre. Chacun gère ses analyses, ses rendez-vous pour lui même. A la différence que nous partageons nos questions et interrogations mais ce n'est pas 10% de nos discussions. Parfois on en parle pas pendant plusieurs jours. Souvent je garde aussi mes questions pour moi et tente d'y répondre par les médecins ou d'autres sources fiables. La prise des cachets n'est pas non plus un sujet quotidien mais là je dois lui faire penser occasionnellement de les prendre.

J'ai aussi subi les insomnies. Ces minutes et heures à tourner et retourner. N'ayant pas la chance du lit XXL, j'ai su plus tard que cela l'empechait de dormir mais qu'il n'en disait rien ; pendant ce temps je faisais de mon mieux pour ne pas le réveiller. C'est ça l'amour ? En tout cas ça en fait partie. 

Nous menons nos vies de séropos en parallèle, parfois elles se croisent à l'occasion de discussion mais nous avons fait le choix de ne pas en faire le centre de nos échanges.

De tout mon coeur je vous souhaite de très longues années de vie commune et que la maladie ne vienne pas perturber trop cela. Et tu sais déjà combien je te souhaite de vite retrouver des nuits calmes et douces !

Portrait de Rimbaud

y a tellement de douceur et de bienveillance dans vos commentaires, j'en suis tout remué, vraiment... chacun livre une petite part de lui comme ça l'air de rien, comme un puzzle. Quand on écrit, on n'a aucune idée de l'intérêt ou non du texte, ça dépend beaucoup aussi des lecteurs (et des moments de la vie aussi parfois), et personnellement j'ai neuf fois sur dix le sentiment de pondre une grosse bouze (toujours cette autodestruction/dépréciation que certains qui lisent depuis le début ont dû bien saisir) alors merci vraiment parce que ce soir vous me donnez un truc tout doux dans le coeur. Dès demain, je me mets en colère (c'est bon pour la santé !) mais pas ce soir... ;) je vous embrasse. 

Portrait de Dakota33

l'amour... source d'inspiration aussi ?

et merci d'avoir ressorti cette vieille chanson de Kate Bush.

Portrait de jl06

ta encore cloué le bec au vieux ... (moi) 

Beau même très beau Innocent 

Un féferlement d,Amour sur Séronet .....une ére nouvelle  et t'elle en train de nâitre ?  quoi qu,il en soit cela fait du bien