Le labyrinthe des passions

Mots clés  : bisexualité

La bisexualité, c’est compliqué !

Maïa Mazaurette

Très minoritaire, cette orientation sexuelle, qui suscite souvent suspicion, déni voire mépris, reste difficile à appréhender, souligne Maïa Mazaurette, la chroniqueuse de « La Matinale ».

Ah, le désir polymorphe ! L’élan indistinct vers son prochain, sans limites, sans questions dépassées ! Si nous sommes toutes et tous, comme a pu l’avancer Freud, psychiquement bisexuels, il faut alors se demander comment on peut, en 2019, n’être pas bisexuel. Imaginez l’aubaine : chacun verrait son potentiel sexuel multiplié par deux. Ce serait merveilleux. Le soleil brillerait en octobre. Et puis franchement… ce serait tellement plus simple.

Alors, comment dire ? S’il y a bien une orientation sexuelle à laquelle le qualificatif de « simple » ne s’applique pas, c’est la bisexualité.

Laissons les sociologues Mathieu Trachman et Tania Lejbowicz nous guider dans ce qu’il faut bien appeler un énorme foutoir : selon leurs derniers travaux (pour l’INED, 2018), seuls 0,9 % des femmes et 0,6 % des hommes se disent bisexuels. Déjà, en termes de prévalence, ça ne casse pas trois pattes à un canard sauvage (lequel aurait des comportements bisexuels, comme plus de 450 autres espèces, dont les lions ou les girafes).

Facile ? Attendez un instant : 2,2 % des femmes et 1,6 % des hommes ont déjà couché avec des personnes des deux sexes. Donc, moins de la moitié des bisexuels pratiquants se revendiquent comme bisexuels. Vous êtes, présentement, entourés de bi invisibles. Angoissant, hein ?

Sauf qu’une fois encore, c’est plus compliqué que ça. Par exemple, certains hommes couchent avec des hommes de manière opportuniste, tout en véhiculant l’image d’une forte hétérosexualité (donc de forte virilité). Pensez aux détenus, aux militaires et aux cow-boys. Certains homosexuels n’aiment pas le mot « homosexuel », ni le mot « gay », et revendiquent d’autres identités. Dans la pornographie, la catégorie gay-for-pay représente des performeurs hétérosexuels ayant des pratiques gays devant la caméra.

Le sexe qu’on pratique et celui qu’on revendique
Pour arranger encore nos affaires, les chercheurs de l’INED nous informent que « la majorité des individus qui se disent homosexuels (61 % des homosexuelles, 49 % des homosexuels) ont eu des partenaires des deux sexes au cours de leur vie. Et une part non négligeable d’entre eux se disent autant attirés par les deux sexes (17 % des homosexuelles et 9 % des homosexuels) ».

Etes-vous perdus ? Reprenez un bretzel, redécoupez nos sexualités en morceaux (métaphoriquement, sachant que les fantasmes de castration ont déjà eu leur chronique), et répétez après moi : le sexe anatomique, le sexe psychique, le sexe qu’on pratique et la sexualité qu’on revendique sont des choses différentes. Vous opérez des découpages similaires à longueur de temps : certains « gourmets » savent à peine cuire des pâtes, d’autres refusent cette appellation mais maîtrisent la moussaka comme des dieux grecs.

Les arrangements entre les mots et leur définition, entre les actes et les paroles, ne sont pas propres à la sexualité. Mais à cause de ces décalages, les bisexuelles en particulier suscitent une certaine incrédulité – elles ne seraient pas des « vraies » bisexuelles. On minimise : « c’est juste une phase », « elle veut titiller les garçons ». Parce qu’on réduit la sexualité à la pénétration, et qu’on n’imagine pas toujours la sexualité entre femmes comme pénétrative (bisou aux lectrices lesbiennes)… on estime que le sexe entre femmes, « ce n’est pas grave ». Résultat : une femme se revendiquera plus facilement comme bisexuelle (elle n’a pas grand-chose à perdre). Mais elle sera plus facilement disqualifiée comme bisexuelle (elle cherche à faire son intéressante).

Spectre
En parlant de disqualification : non, les bisexuels ne sont pas plantés comme la Suisse au milieu des catégories plus connues. Ils ne couchent pas avec tout le monde. D’abord parce que 7 milliards de partenaires sexuels, ça fait beaucoup de bretzels (pour l’énergie). Mais surtout parce que celles et ceux qui couchent « avec tout le monde » s’appellent les pansexuels – dont les intérêts, totalement indifférents aux questions de sexe et de genre, incluent les intersexes et les trans.

Oui, désolée, il faut rajouter encore un degré de complexité dans notre histoire « toute simple » : la bisexualité est un spectre (sexuel, pas un spectre d’Halloween). Il existe des bi-curieux comme des bi-convaincus. Mais à partir du moment où on emploie le préfixe « bi », il y a reconnaissance d’une fondation binaire de la sexualité. Or en 2019, la bipartition du monde n’est plus franchement une donnée incontestable.

En réalité, la portion des bisexuels qui sont indifférents au sexe et au genre (rappelez-vous : il faut découper) utilisent cette appellation uniquement pour vous éviter une migraine. Elles et ils sont pansexuels.

Avez-vous mangé ce bretzel ? Pas encore ? Remplacez-le par une aspirine, parce qu’aimer les hommes et les femmes ne signifie absolument pas qu’on les aime pareil. Selon Mathieu Trachman et Tania Lejbowicz, « 89 % des bisexuelles ont eu un premier rapport avec un homme, 77 % des bisexuels ont eu un premier rapport avec une femme ». La majorité d’entre eux rapportent plus de désir pour les personnes de l’autre sexe. Coup de grâce ? 12 % des hommes bisexuels se disent attirés uniquement par le sexe opposé (si vous vous demandez comment une telle chose est possible, repassez sur la planche à découper : on n’a pas besoin de désirer quelqu’un pour coucher avec).

« Biphobie »
Vous allez bien ? Non ? Eh bien, les bisexuels non plus, qui sous le motif d’aimer le rose autant que le bleu, en voient de toutes les couleurs. Le compte Instagram @payetabi (Paye ta biphobie, plus de 10 000 abonnés) recense les vexations subies : suspicion, déni, mépris, accusations d’immaturité ou de manque de fiabilité… Cette « biphobie » s’exprime de manière genrée : on a d’un côté le bisexuel incontrôlable qui sème le chaos sur son passage (comme Jules César, « mari de toutes les femmes et femme de tous les maris »), et de l’autre la bisexuelle très contrôlée, forcément soumise aux fantasmes de harem.

Dans les faits, effectivement, les deux profils divergent – tant au niveau de l’âge que de la catégorie socio-culturelle. Les bisexuelles sont plutôt plus jeunes (moins de 30 ans) et plus diplômées que les hétérosexuelles. Leur choix peut constituer une prise de pouvoir, ou au contraire, une soumission à des désirs phallocentrés. Les bisexuels mâles sont plutôt plus âgés (plus de 50 ans) et moins diplômés que les gays et hétérosexuels. Ce qui laisse à penser qu’on y trouve au moins quelques gays à demi sortis du placard. Doit-on généraliser pour autant des stéréotypes condescendants ? Certainement pas.

D’ailleurs, pourquoi cette condescendance ? Aux réflexes biphobiques se mêle une indéniable fascination : si la bisexualité existe, alors les désirs spécifiques sont possiblement mesquins, pauvres en générosité, amputés dans leur imagination. Coincés par le sexe, balisés par le genre. Et si les bi avaient fondamentalement raison ? Et si les pansexuels dominaient le monde ?

Face à cette menace pesant sur notre paradigme Mars/Vénus, on a vite fait de menacer les bisexuels eux-mêmes. Pourtant, en sexualité, personne ne nous oblige à choisir entre fromage et dessert. Dire que les bi « trichent », clamer qu’ils ne peuvent pas « tout avoir », qu’ils en veulent « trop »… ça commence à ressembler à de la jalousie. Alors d’accord : avec les bisexuels, ce n’est peut-être pas simple. Mais au moins, on ne risque pas de s’ennuyer. Un petit bretzel ?