Première fois !

Publié par Fred Le Marseillais le 31.10.2013
4 803 lectures

Comme toute première fois cela restera dans ma mémoire de parcours de militant. Et comme toute première fois, pas sûr de soi, hésitant, on cherche par où passer, comment se lancer, toucher, intéresser l’autre. C’est de cette première fois, un soir du mois de juillet à l'Europride dont je vais parler...

Intervenant lors des soirées festives des Docks des Suds, et ce soir-là sur la Mecanik, soirée réservée 100 % mecs ; ça sent le sexe, l’alcool, le poppers, les produits.

L'action avait démarré avec l'équipe de militants en place, la soirée battait son plein, l’excitation montait… Et je vois arriver sur l’espace dépistage un jeune homme qui m’interpelle sur notre présence et sur sa pertinence : ce que nous faisions ici, nous association de lutte contre le sida. Il me pose cela brutalement et attend ma réaction. Je lui demande quel avis il a sur notre présence, puis je commence à parler de lui, de sa présence dans cette soirée. Je viens très rapidement sur notre approche communautaire. Le dialogue s’instaure ; un échange fort intéressant entre lui et moi sur ses pratiques sexuelles. Ces prises de risques apparaissent, petit à petit, au fil de notre échange. Je fais appel à ses connaissances, comment fait-il, connaît-il des outils de prévention pour prendre soin de lui ? Il me regarde bizarrement… : "Tu veux parler des préservatifs ?" Je lui réponds qu’effectivement, ce sont des outils, et lui demande s’il en utilise ou pas.
Il est direct et me répond : "Pas toujours… c’est chiant ! Il faut en avoir à l’instant T.
- Donc, parfois tu as des pratiques sexuelles non protégées… Tu peux m’en dire plus ?
- Ouais, je me fais baiser sans préso. Je kiffe de sentir la queue, le jus du mec.

Nous arrivons sur l’échelle de risque, sur les outils existants qui permettent de prendre soin de soi.
- Comme quoi ?
- Faire un test de dépistage au VIH, mais aussi les hépatites et les IST. Moi je peux te proposer de faire un test pour le VIH, là, maintenant, si tu le souhaites ?
Silence.
- Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en toi, mais en début de semaine je suis allé chercher mes résultats de tout çà.
- Ok. Et tu n’avais pas fait de test depuis longtemps ?
Long silence… nous nous regardons.
- Trois semaines avant de faire le test j’ai eu un plan où je ne me souvenais pas de tout ce que j’avais fait. Et c’est pour ça que je ne veux pas faire de test ce soir. Depuis, j’ai plus rien fait, et les résultats sont bons, j’ai rien choppé.
-Tu vois : tu te sers d’un outil qui te permet de prendre soin de toi.

Nouveau silence, ce qui m'a permis de lui demander : "Qu'est-ce qui t’a fait venir dans cette soirée?"
Je dois avouer que j’ai des représentations de ce jeune homme très classique, habillé très propre sur lui, pas looké, qui parait sage. Mais ce qui me titille est le fait qu’il a indiqué ne pas se souvenir de ce qui s’est passé lors de son dernier plan cul. Et là, je prends une grande respiration et je lui demande : "Quelle est la raison pour laquelle as-tu oublié ce qui c’était passé ?" Il rigole.
- Je ne peux pas te dire ça, ce n’est pas bien et c’est personnel.
Je lui indique que les militants sont tenus à la confidentialité.
Il me demande si nous pouvons aller plus loin, au bout de la terrasse. Nous voilà assis à une table à l’écart, il fait sombre. Il revient sur son dernier plan cul. Il me dit que ce plan avait été organisé avec un mec qu’il avait rencontré quelques mois plus tôt et qu’avec lui il a eu des plans de "ouf" et qu’il avait pris son pied ! Je lui demande s’il était avec lui ce soir. Il me répond que non et du coup qu’il a envie de choses, mais seul, cela lui parait compliqué.
- C’est en rapport à ton dernier plan ?
- Oui un peu car ça fait pas longtemps que je pratique avec lui. Il sait bien prendre son pied ; moi, je débute.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Je ne te connais pas et je te raconte ma vie ! Bon, j’ai gouté a des produits avec lui.
- De quels produits parles-tu ?
- Depuis que je l’ai rencontré, nous avons pris ensemble différentes drogues.
- Tu n’avais jamais fait ça avant de le rencontrer ?
- Si… poppers et une fois des ecstasy avec des potes en soirée. Nous en avons parlé et j’ai pu prendre des produits avec lesquels je me suis éclaté. C’est trop cool tu vois, j’ai pu baiser à "donf" avec ça !
- Tu parles de quoi ?
- Eh ben des produits plus "ouf" comme l’héro et la coke. Trop kiffant. Et  je me suis fait bien démonter lors des plans cul… C’était trop cool de kiffer les mêmes trucs…
- C’était ta première injection ?
- Ma première avec lui et en groupe pour une méga partie de bites. C’est lui qui m’a injecté. Ce soir-là, j’ai marché à l’héro et à la coke. Le pied ! Je me suis pris tout dans le cul… un week-end trop kiffant.
- Et pour le matériel comment ça s’est passé ?
- C’est Paul qui s’en occupe ; moi, je débute. Mais il a toutes les seringues, des flacons de liquide, cuillère et le truc pour mettre au bras. Il me montre aussi comment faire, mais c’est lui qui m’injecte, je préfère me laisser faire.
- Sais-tu où il trouve ce matériel ?
- Non, mais c’est super bien fait, tout est dans une petite pochette en plastique… y’a tout dedans.
- Ça ressemble à ça ? (je sors de ma poche un kit)
- Ouais, t’es "ouf" toi, comment tu connais ça ?
- Tu sais au début de notre discussion tu me demandais pourquoi AIDES était présente à cette soirée. Nous sommes là pour soutenir, accompagner les personnes dans l’ensemble de leurs pratiques, et voir avec elles comment nous pouvons réduire les risques de transmission du VIH, des hépatites, des IST. Ce kit est un outil. Pour s’injecter, il faut du matériel propre et à usage unique, je suis clair dans l’information que je te donne ?
- Oui, il faut avoir son propre matériel pour injecter et moins risquer, c’est ça ?
- T’as compris. Il y a aussi le geste, la qualité des produits qui entrent en ligne de compte pour prendre soin de soi. Un minimum d’hygiène est bienvenu, et la destruction du matériel qui a été utilisé. A l’association, nous avons des conteneurs pour éliminer le matériel comme les seringues… enfin tout matériel où il y a présence de sang.
- Si je te demande un kit tu m’en donnes ?
- Oui, tu en veux ?
- Ce serait cool… j’ai envie de me faire un kiff, ce soir. Depuis que je suis arrivé j’ai fait que sucer des mecs… je voudrais plus m’éclater.
Je sors deux kits de mes poches.
- Tu me disais que c’est ton copain qui t’injecte habituellement. Tu es au clair avec le geste ?
- Ouais, il m’a montré et je l’ai vu faire. T’inquiètes pas, je vais m’en sortir, c’est pas compliqué à faire…
- Si tu as des questions, ne te gêne pas, là aussi, je peux t’accompagner, te soutenir.
- Tu peux m’injecter mon héro ?
- Non, je ne t’injecterai pas ton produit, mais si tu veux, on peut voir les étapes du geste pour que tu sois à l’aise et pour prendre soin de tes veines. Tu peux me dire comment tu vas faire ?
- Cool… t’es sympa pourquoi pas…

Il me montre comment il va s’y prendre, il détaille avec le kit que j’avais sorti sur la table les étapes de l’injection. Et au moment où il va pour s’injecter, je dis : "Stop !"
- A ton avis, pourquoi je dis stop, là ?
- Je ne sais pas ; je me suis trompé dans ma préparation, mais je ne vois pas.
- Tout était correct jusqu’à l’injection. Tu sais des choses. Comment vas-tu pénétrer dans ta veine ?

Il me remontre le même geste : le sens de l’injection est descendant.
- Quand tu vas t’injecter tu vas te piquer de manière à ce que l’aiguille remonte vers le cœur. Tu as fait des prises de sang, tu vois comment piquent les infirmières ?
- Ah, il faut que je fasse comme ça ?
- C’est ça, et après cette seringue doit être éliminée puisqu’elle ne peut servir qu’une seule fois. C’est pour ça qu’il existe aussi des seringues de couleurs différentes pour les plans à plusieurs ; chacun sa couleur.
- C’est cool ça.
- Comment te sens-tu après notre discussion ?
- Plus sûr de moi. Ce soir ça va être cool, je vais pourvoir m’injecter et kiffer…
- C’est-à-dire ?
- Comme Paul n’est pas là, j’étais mal barré pour m’éclater et injecter. Alors, maintenant que j’ai eu ces informations, je me sens plus armé.
- Merci de ta confiance, d’avoir partagé tes expériences de vie avec moi. Et n’hésite pas à revenir vers nous, tous les militants sont à ton écoute et toi-même si tu souhaites partager plus je t’encourage à venir à l’association.
- Elle est cool votre association.
- C’est la tienne aussi. Avec ce que tu viens de partager, tu as enrichi notre expertise. N’hésite pas à te rapprocher de AIDES si tu as des questions ou simplement envie de voir ce que nous faisons.

Un silence, il me regarde et me dit :
- Ce que tu me dis, c’est que nous sommes pareil toi et moi ?
- C’est-à-dire ?
- Si je viens vous voir, je peux être moi-même, pouvoir poser des questions sans craintes, demander des infos, récupérer du matériel et on me le donnera sans me faire de leçon…
- Toi et moi sommes différents. Ce soir, nous avons discuté et vu ensemble comment on pouvait apprendre les uns des autres pour prendre soin de notre santé.
- Toi aussi, tu prends des drogues comme moi ?
- Pourquoi me demandes-tu ça ?
- Car tu m’as appris beaucoup, alors, tu dois connaitre ?
- C’est mon parcours dans AIDES qui m’a appris ce qu’à mon tour ce soir, je te transmets.
- Cool, je vais essayer de franchir le pas… et arrêter de t’embêter.
- Tu ne m’embêtes pas et si tu as encore des choses à dire…
- Je veux m’injecter maintenant mais j’ai une appréhension.
- De quoi as-tu besoin ?
- Que tu m’accompagnes. Que tu restes là pendant que je le fais. C’est tranquille ici, et si je fais mal les choses, t’es là ! (Je fais non avec la tête) Sois sympa, s’il te plait ?
- Cela va au-delà de ce que je peux faire et de mes compétences.
- J’ai confiance en toi. Je te demande juste d’être là au cas où. Ça me rassurerait.

Grand silence, je regarde autour de nous, notre situation géographique. Il insiste et réitère à plusieurs reprises que cela est important pour lui… Je craque.
- Ok, mais tu sais c’est exceptionnel, sachant que je me mets en danger vis-à-vis de la loi.
- Merci !

J’ai les jambes qui tremblent, les battements de mon cœur s’accélèrent, plein de questions qui me passent par la tête. Et s’il se passait quelque chose ? Comme une première fois… Je le regarde exécuter son injection, ses gestes sont à la fois tremblants et sûrs en même temps. Il a le sourire et me dit à plusieurs reprises : "Merci mec". Il s’injecte doucement. Pour moi, tout s’arrête ; mon cœur, la musique, le bruit… je suis centré sur lui. Il pose la seringue sur la table, met le deuxième kit dans sa poche avec son garrot. Et se laisse aller au fond du fauteuil en me regardant toujours avec le sourire. Il est relax. Alors je me lève, ramasse le matériel resté sur la table et retourne sur le stand. Je suis moi aussi dans un état second, comme si je venais de passer une nouvelle étape de mon parcours de militant à AIDES. Je suis fébrile, les larmes me montent, l’émotion est présente…Je reste quelques minutes dans le mobile home pour reprendre mes esprits, et jeter le matos dans le container prévu pour ça. La soirée continue avec son lot d’entretiens, de rencontres, de parcours partagés, d’échanges avec les militants, mais tout cela me parait bien pâle par rapport à mon début de soirée… Je ne parle pas de mon expérience.

Le petit matin, 5 heures du mat, j’ai des frissons… comme dit la chanson. Nous sommes en plein rangement. Le revoilà, il vient vers moi voulant parler deux minutes. Je laisse mes collègues et nous nous mettons un peu à l’écart. Il me donne dans l’emballage des kits de matos souillé.
- Voilà, je te rapporte les seringues utilisées pour que tu les mettes dans le container.
- Ok, t’as besoin d’autres choses ?
- C’est possible d’en avoir d’autres, et aussi les lingettes pour nettoyer s’il te plait ?
Je vais dans le mobile home, et reviens avec des kits et lingettes dans un sac dans lequel je glisse capotes et gel aussi.
- Merci beaucoup, salut…

Il repart se retourne à un mètre de moi et me dit : "Je ne t’oublierai pas, ni le reste merci".
A mon tour : "Merci à toi, et quand tu veux nous sommes là…"
Je le vois s’éloigner vers la sortie. Il y est attendu par deux mecs qui partent avec lui.
Je le regarde partir, et je revois dans ma tête ma première fois, mon premier accompagnement à l’injection et cela après 10 ans d’engagement  à AIDES".
Je n’ai rien verbalisé avec l’équipe cette nuit-là. Je me suis retourné vers des militants avec qui je me sentais à l’aise pour en parler et pour transmettre mon expérience. Le premier militant à qui j’en ai parlé est celui qui m’a accompagné dans la RDR consommations de produits, car quand je suis arrivé a AIDES je ne connaissais rien. Merci à lui…

Commentaires

Portrait de Naouelle13

Salut Fred,

Ce témoignage est très touchant mais aussi très intéressant.


  • En effet, il permet d'émettre 2 constats essentiels :
  • 1 - La nécessité et la pertinence de la présence d'associations comme AIDES sur des actions telles que cette soirée festive avec consommation de sexe et, potentiellement, de produits. Il semble que le Slam soit arrivé à Marseille et se pratique souvent dans le silence.

2 - La réduction des risques pour les consommateurs de produits psychoactifs (ou RdR CPP) n'est plus uniquement réservée aux usagers de drogues mais à tout public, tout comme la RdR sexuels. Ce témoignage montre que plus que jamais la réduction des risques doit être généraliste.

Le communautaire, tel que défini par AIDES, prend ici tout son sens.

Merci pour ce témoignage. 

Portrait de frabro

Il n'est pas inutile de rappeler que, au delà de l'injection avec du matériel stérile qui évite les risques de transmission des maladies infectieuses, il reste le risque d'accrochage rapide au produit et de dépendance, surtout avec l'héroïne.

Il n'est pas inutile non plus de rappeller que les produits les plus divers sont vendus dans ce genre de fête, avec des produits de coupe douteux, et parfois de l'héroïne mal dosée (trop) qui peut provoquer des overdoses.

Je regrette que l'on se limite trop souvent au discours sur le matériel en zappant les explications nécessaires sur les effets des produits et de leurs mélanges.

Dans l'exemple présenté, l'usager dis lui-même qu'après avoir pris des prods il n'est plus capable de se rendre compte des protections nécessaires pour les rapports sexuels avec des inconnus...Il s'est shooté propre, mais pour le reste...

Généraliser, oui : ça consiste à ne pas se limiter une à partie du message.

Portrait de Fred Le Marseillais

Merci pour ces commentaires…

 

Il s’agit bien d’un extrait de mon échange avec la personne…

Nous avons parlé des produits en partant de la connaissance de ces différents produits. Il en avait une vraie connaissance, des effets, comme des risques… Nous sommes sur une approche communautaire de santé et non sur lutter contre la drogue…. Toute personne décide comment elle souhaite consommer ou pas, et la réduction des risques est là pour réduire le risque pour sa santé et les transmissions possible… Le choix c’est la personne qui le fait, moi j’accompagnerais et soutient la personne dans ses choix.

Portrait de Felix77

il a dû bien s'éclaté pour déjà être accros. -_-

Moi, je ne veux pas prendre de drogue, sauf le cannabis. Je déteste perdre le contrôle des situations et connaissant la malveillance de certain, louvoyant pour atteindre leur objectif.... Ben, je ne suis pas une proie, ni un objet qu'on range au placard après usage, on m'a eu une fois, on ne m'aura pas deux fois..

Les Marseillais sont bien cho, une fois leur timidité dévérouillé, si les buissons du parc Boreli pouvaient parler, ils en auraient des choses à dire, surtout quand j'y suis ! ^^

Les mecs et leur zigounette, quelle histoire sans fin pour si peu de chose.