Déviance et conformité sociale : le poids des entrepreneurs de morale ?

Publié par Christian Andréo le 23.06.2015
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La 5ème édition des journées nationales de la Fédération Addiction s’est tenue à Lille, début juin. Ces journées réunissent, chaque année, près d’un millier de participants issu du secteur social, médico-social et sanitaire (médecins, chercheurs, universitaires, psychologues, travailleurs sociaux, infirmiers, militants associatifs, institutionnels, etc.). Des personnalités y sont invitées à prendre la parole pour réfléchir sur les enjeux dans le domaine de l’addictologie, la prévention. Directeur général délégué de Aides, Christian Andréo comptait, cette année, parmi les intervenants. Une intervention qui a tranché par son registre et les idées qu’elle avance.

La dissémination de l’usage dans nos sociétés illustre ce qui s’est peut-être raté dans la rencontre avec l’usager de substances psychoactives. Sans "refaire l’histoire", mais en regardant le lien avec l’évolution de la société, questionner le statut social de l’usager donne à penser que le choix d’exister socialement lui a été refusé "par la loi". Comment comprendre que l’évolution des représentations liées aux usages soit un si lent et si difficile processus ? L’usager de drogue doit-il être le bouc émissaire de la question du risque pour une société en mal de repère entre le dangereux et le socialement acceptable ? Voilà un sujet on ne peut plus d’actualité.

Que leur cible soit les usagers de drogues à travers les polémiques récurrentes sur l’implantation – si tardive en France – des salles de consommation à moindre risque ou les homosexuels avec ce que l’on appelle pudiquement "les débats" autour du mariage pour tous, nous avons pu constater, non sans sidération, le poids des entrepreneurs de morale ; la persistance des représentations de celles et ceux qui ont un autre système de normes que le nôtre et surtout la virulence de leurs attaques. Et je vais essayer de montrer que cette bataille traverse non seulement tous les fameux "débats de société", mais aussi la santé publique et pourquoi nous devons nous mobiliser, nous dans cette salle.

Et je vais commencer par vous raconter une petite anecdote... Il y a quelques mois, ma consommation de drogues m’a amené à être convoqué au 36 quai des Orfèvres. J’enfilais donc ma plus belle veste — la norme comme protection — et je me rendais à ma convocation, non sans avoir glissé au préalable ma carte de visite dans mon passeport.
Je vous fais grâce des détails des formalités, mais en tombant sur ma carte le policier appela son supérieur qui me dit aussitôt : "Vous prétendez vous occuper des usagers de drogues, mais vous ne pouvez pas faire ce métier si vous vous droguez".

Ce qui a été révélé par la presse, un peu plus tard, sur le 36 donne maintenant encore plus de saveur à la remarque, mais à ce moment-là, je me suis contenté de lui répondre que pour moi il s’agissait précisément du contraire ! Mais que surtout rien de scientifiquement étayé ne lui permettait d’affirmer cela, qu’il s’agissait d’une pure représentation. S’en est suivi un débat assez animé sur la démarche communautaire, l’auto-support et — bien sûr — l’approche moraliste versus les données de la science, quand celui-là même m’a lancé : "Bien entendu vous êtes favorable aux salles de shoot".

Ben oui ! Pire que cela, nous avons même développé un programme de recherche interventionnelle pour apprendre aux injecteurs à se piquer correctement… Et nous en sommes fiers.

Pour finir sur mes aventures au 36, je suis sorti de là en sachant ce que je supposais déjà. Quelque part, je ne risque rien en tant qu’usager de drogues car je bénéficie d’un statut social privilégié qui me protège. Et les représentations négatives liées à l’usage de drogues ne sont pas assez puissantes pour niveler les inégalités sociales. Un chanteur adoré des français qui carbure à 5g/jour risquera socialement — pénalement même pourrait-on sans doute dire — toujours et invariablement moins que le jeune fumeur de shit de banlieue : l’un attire la compassion, l’autre suscite l’opprobre. Mais cela reste le cas même si vous enlevez le facteur drogues. C’est le statut social qui prime, j’y reviendrai.

Pour en revenir aux entrepreneurs de morale ; ce qui nous oppose à eux et créé la confrontation, c’est leur mission — et je n’utilise pas ce mot par hasard. Leur mission est d’imposer leur norme, leur vision du monde. Et il se trouve que celle-ci s’accompagne d’une société sans drogues, donc sans usagers de drogues en tant qu’individus jouissant de la pleine citoyenneté.

La prohibition est bel et bien la conséquence ou l’illustration d’un modèle sécuritaire de société, que l’on retrouve bien évidemment dans le domaine de la santé publique. C’est mon deuxième point. Car dans le domaine de la santé publique, la prévention recoupe vite le souci de la sécurité, sécurité face à un danger, à une menace. Menace d’autant plus insidieuse qu’elle est invisible par elle-même. Il faut donc lui donner des incarnations. A ce titre, l’étranger, le malade du sida ou l’usager de drogues est un client idéal… Et l’on arrive très vite dans le champ politique, particulièrement prompt à articuler sentiment d’insécurité, principe de précaution, chimère du "risque zéro" dans des discours alarmistes désignant des coupables et jouant sur la peur de l’autre.

Et l’on se rend compte que des thématiques comme l’hygiène et le contrôle social, ou pourrait-on dire "santé et morale" se retrouvent unies, dans un mariage de raison que l’on retrouve encore de nos jours : quand le Pape maudit les préservatifs, quand l’administration Bush injecte des milliards de dollars dans des programmes de prévention du VIH fondés sur l’abstinence ou… quand un Premier ministre — bien aidé par le Président de la Mildt [mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanies, ndlr] – rejettent l’expertise conduite par l’Inserm sur la réduction des risques.

A ce titre — et puisque l’on parle de santé publique —, les débats récents autour du fameux article 9 [sur les salles de consommation à moindre risque, ndlr] du projet de loi de Santé sont particulièrement éloquents. Je ne résiste pas à la tentation de vous lire quelques extraits de l’intervention à l’Assemblée Nationale de Yannick Moreau, député Les Républicains vendéen : "Légaliser les salles de shoot est une très grave erreur. Neuf pays seulement ont tenté cette aventure. Partout, c’est un échec. Plus qu’une erreur, la légalisation des salles de shoot est une faute. C’est une faute contre notre jeunesse, à qui vous adressez un terrible signal de banalisation de la drogue, qui pourrait désormais être légalement consommée dans certains endroits protégés de la République. C’est une faute contre nos forces de l’ordre qui, au péril de leur vie, luttent sans relâche contre le trafic de drogue. C’est une faute contre les familles frappées par le fléau de la drogue et qui attendent autre chose du Gouvernement qu’un témoignage de laxisme et de fatalisme".

Tout est là : la défense de la famille, la jeunesse en péril, le procès en laxisme, l’allusion — très fine — au mariage pour tous, au passage la négation de l’évidence scientifique et le mensonge – et surtout la peur et le danger ! Car la France a peur.

Nous l’avons vu —  et ô combien subi — lors des "débats" autour de la loi sur le mariage pour tous. La peur de l’autre, du déviant. Je vous épargne les extraits de débats à l’Assemblée Nationale, mais si vous remplacez toxicomanes par homosexuels et salles de shoot par mariage, vous obtiendrez exactement le même registre d’intervention. Car paradoxalement, loin de régler la question, la loi —donc l’aboutissement de la lutte pour l’obtention de droits : l’accès à la norme, révèle en fait le rejet dont font l’objet les individus "non conformes".

Qui avait prévu la déferlante de la Manif pour tous ? Personne ! Certes, on peut toujours objecter que la réforme a été mal conduite — ce qui n’est pas faux — mais finalement, le vrai slogan de la manif pour tous était bel et bien : "Touche pas à ma norme". Ce qui est d’une violence symbolique absolument inouïe.

Alors comment faire pour renverser ce système de représentations et inverser ce stigmate imposé par "les dominants" ? C’est bien entendu à travers l’exemple de la lutte contre le sida que je vais m’efforcer de montrer comment une communauté de destin liée par la maladie va s’efforcer de renverser le stigmate imposé.

Début des années 80. Tout à coup, la maladie des 4 H : Homosexuels, Hémophiles, Héroïnomanes et Haïtiens émerge et créé une sidération totale dans la société. Une maladie qui va donc taper là où ça fait mal, où la société ne veut pas regarder. Et dans un premier temps, une grande partie de la lutte contre le sida va consister en une prise de parole par celles et ceux qui ne l’ont pas : les malades bien sûr, mais aussi ceux qui sont concernés au premier plan : les pédés, les putes et les toxicos… tous ceux qui bousculent les lignes de la société, qui font peur, que l’on ne connait pas, qui étaient plus ou moins cachés jusqu’à présent. Et tous vont apprendre que la prise de parole — sans qu’on la leur ait donnée — de ceux qui ne l’ont pas, est, en soi, une lutte. En l’absence de toute perspective de soin, il fallait bien commencer par quelque chose. Car en premier lieu, il y a un élément déterminant : celui de l’identité. Se doter d’associations, faire mouvement, ok mais avec quelle "étiquette" ? Au nom de qui ? C’est ça la vraie question qui se pose alors. (1) Car pour un groupe relativement sans pouvoir", la première insurrection est celle de  l’identité. Pour citer Erving Goffman : "L’individu stigmatisé se trouve au centre d’une arène où s’affrontent les arguments et les discours, tous consacrés à ce qu’il devrait penser de lui-même". En résumé, les questions qui se posent aux malades ou aux personnes vulnérables au VIH sont bel et bien : "Suis-je une victime ?" ; "Suis-je un-e malade ?" ; "Suis-je un usager ?" ; "Suis-je un déviant ?", etc.

L’enjeu, dont on peut considérer qu’il constitue un préalable (non pas chronologique, mais logique) à toute dynamique de mobilisation est bien alors de s’arracher à ces étiquettes subies, et de constituer un "nous" alternatif, en se donnant une nouvelle identité collective jusqu’ici imposée. En l’espèce, il s’agit de se réapproprier le vocabulaire de l’oppression. "Nous sommes des PD, des noirs ou des toxicos", si nous utilisons nous-mêmes ces termes, ils perdent leur valeur stigmatisante et ce ne sont plus des armes contre nous. Ces opérations de subjectivation sont donc prises dans le même mouvement : celui d’un "arrachement" aux stigmates et aux représentations imposées, pour constituer une autre narration collective, celle de la colère. A l’origine est la colère, toujours la colère et encore la colère.

C’est ainsi que des malades du sida et leurs proches se sont mobilisés à l’origine face à un pouvoir médical impuissant et une société qui les rejetait pour ce qu’ils étaient : des homosexuels, des toxicomanes, des migrants, des malades, etc. L’approche communautaire fondée à partir d’une colère commune va donc être fondamentale pour faire bloc, créer l’électrochoc d’un coming out identitaire pour protéger les individus en créant un groupe assumé et auto-défini.

Le coming out. Voilà donc une piste pour renverser ce système de représentations et inverser ce stigmate imposé par "les dominants". Enfin, par "certains" dominants, car — comme je l’affirmais dans mon "récit du 36" — nous sommes également, pour beaucoup dans cette salle, en situation de domination, n’est-ce pas ? Mais avant de revenir sur ce point je vais évoquer un dernier exemple : celui de la lutte pour le droit à l’avortement. (2)

Ainsi, le spectaculaire coming out que représente le manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté a changé les termes du débat en cours, et ce alors qu’une réforme en faveur de l’avortement pour raison médicale et par des médecins semblait en bonne voie. Or, les femmes signataires revendiquent l’avortement libre à la demande de la femme, et en l’associant à la lutte plus large pour la libération des femmes : là aussi il y a réappropriation du stigmate de l’avortement et on se forge une identité collective. L’avortement comme objet de revendication va servir de catalyseur à différentes branches du militantisme féministe. Là aussi on crée des associations, on fonde un mouvement : L’association "Choisir" créée par Gisèle Halimi pour défendre les signataires face à d’éventuelles menaces judiciaires ou professionnelles, met l’accent sur les inégalités sociales face à l’avortement. Pourquoi ? Parce que les femmes les plus aisées pouvaient de fait avorter à l’étranger dans de bonnes conditions médicales — c’est exactement ce que je disais en préambule avec mon aventure au 36 ! Il s’agit toujours d’inégalités sociales et de capacité à transfigurer la stigmatisation. Et par la suite, lors des débats, c’est bel et bien l’affrontement de deux systèmes de valeurs antagonistes désormais structurés qui va avoir lieu, dans des termes finalement très proches de ceux du mariage pour tous ou des salles de consommation à moindre risque.

Pour conclure, je dirais que pour contrer les entrepreneurs de morale et avancer de façon offensive sur la place des usagers de drogues dans notre société — car c’est de cela dont il s’agit — il y a bien entendu la revendication inlassable de l’abrogation de la loi de 70, mais chacun de nous doit être prêt à faire son coming out : Nous devons le faire, nous avons le devoir de le faire parce que nous pouvons le faire. Nous sommes en situation de le faire. Il faut qu’en parallèle de la lutte des usagers stigmatisés s’organise un rempart de solidarité de personnes qui sont, quelque part, inattaquables parce que socialement favorisées.

Je ne risque rien en levant la main pour affirmer que je prends des drogues. Dans la lutte contre le sida, au sein des associations on parlait — et on parle encore d’une "séropositivité sociale", en demandant à nos membres séronégatifs s’ils étaient prêts à prendre le risque de passer pour séropositif ou séropositive, quel que soit leur statut.
Je ne vous demanderai pas de lever la main pour témoigner de votre consommation personnelle, j’aurai trop peur de stigmatiser les rares qui ne la lèveraient pas, mais je vous demande de réfléchir individuellement à comment chacun d’entre vous, s’est servi ou pas de cette consommation personnelle comme outil politique de revendication collective. Et d’agir si ce n’est pas encore le cas, car si vous avez envie de lever la main, rien ne vous en empêche.

(1) Erving Goffman "Stigmates" Voir aussi Philippe Mangeot dans Vacarme
(2) Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), de Bibia Pavard, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 358 p., 19€

 

Commentaires

Portrait de IMIM

le parallèle fait entre tox et gay

C'est ce que je tente d'expliquer à certains Mais beaucoup préfèrent rester ds leur petite case respective

Le coming out

Pour l'instant on ne l'entend que venant de la communauté gay

Pas des tox Ni vraiment des s+, qui, pour la plupart, continuent de se cacher

Les drogues

Combien sont-ils à se droguer légalement ds la horde des "bien pensants"??

Anti-douleurs à base de morphine, anti-dépresseurs, somnifères ts les soirs, toute leur vie, ou encore Prozac

La France est le + gros consommateur européen de ces substances

Et nos docs les + gros dealeurs !

Ce qui, dit en passant, convient très bien à l'industrie pharmaceutique

Si vous rajoutez l'alcool..........

Mais non, la France n'est pas une droguée alcoolique!!!MDR

Ce sont les fumeurs de cannabis qui sont les drogués associaux, immoraux et dangereux !

A, autre chose, si j'avais su qu'on embauchait des toxicomanes,  j'aurais postulé

10 ans en la matière ! Enfin le paragraphe "expérience" du CV bien rempli !!!MDR

En tt k, merci pour ces prises de positions ss ambiguté

Portrait de barberousse

...Mais sa Multiplication.

 

Super monsieur le directeur de vous mettre sur vôtre 31 pour aller au 36 !

Contente que vous n'ayez pas retourné votre belle veste pour l'occasion...

 

Ensuite viennent les reflexions sur les inégalités sociales, le racisme de classe, l'abrogation de la loi 70 avec l'espoir d'une avancée sociétale et d'un changement de mentalités...

 

Il est vrai que l'usage de drogues passe mieux quand on s'appelle Johnny, notre chanteur adoré, que Bruni Carla, c'est quelqu'un qui me l'a dit Smile !

 

Et oui, dans ce monde de puristes-conservateurs et élitistes, il vaut mieux être  "sea sex and sun" que "sex drug and rock'n'roll".

 

De la rime pour la frime, cependant j'ai  beaucoup apprécié le discours de monsieur Christian Andreo, merci à lui.

 

Si seulement les stars du show biz pouvaient lui tendre la main, lors d'une manif,"drogue pour tous" ;-)

Portrait de Sealiah

Je suis un S+,

Je suis un PD,

Je suis un alcoolique,

Je suis un drogué.

Je suis un chômeur,

J'aurais aimé être un black,

J'aurais aimé être un migrant,

J'aurais aimé être un musulman,

J'aurais aimé être un pauvre,

J'aurais aimé être une femme.

Qu'est-ce qu'on va faire de lui?

<< Vous parlez de moi?>>

Pas de frime ni de rime.Merci Monsieur Andreo, restons sur nos positions.