Ha ! le bon temps

Publié par jl06 le 15.11.2019
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Paris: « Les pissotières étaient le Grindr de l’époque », une expo rend hommage aux anciennes « tasses » de Paname

« Les tasses, toilettes publiques - affaires privées », l'exposition de l'artiste Marc Martin qui s'est déroulée en 2017 au Schwules Museum à Berlin, s'ouvre ce mardi à Paris au Point Ephémère (10e) - Propos recueillis par Romain Lescurieux

 Une exposition rend hommage aux tasses Une exposition rend hommage aux tasses — Marc Martin, les tasses, 2019

C’est la petite histoire souterraine sous la grande. Celle des « fantômes et fantasmes urbains », de ces « rencontres à l’encontre de la norme », qui se font et se défont sous une lumière glauque et sur un carrelage souillé par une odeur de pisse, propre aux bas-fonds parisiens du siècle dernier. « Les imaginaires en marge, les interstices m’ont toujours attiré », introduit Marc Martin, photographe et vidéaste de 48 ans. Son exposition Les tasses, toilettes publiques – affaires privées qui s’est déroulée en 2017 au Schwules Museum à Berlin, s'ouvre ce mardi à Paris au Point Ephémère (10e arrondissement) jusqu’au 1er décembre.

Drague, plan cul, coup de foudre ou coup d’un soir, amour ou encore liberté… Marc Martin revient pour 20 Minutes sur son travail de recherches historiques, de recueil de témoignages, pour montrer l’importance sociale de ces pissotières installées en 1834 à Paris et détournées jusqu’à leur mort en 1960. Entre poésie et subversion.

Après les vestiaires collectifs, pourquoi avez-vous décidé d’inscrire votre démarche artistique à travers les toilettes publiques ?

Il y a une passerelle, un lien, entre les deux. Ce sont des endroits publics où on a une intimité. A la différence qu’aux toilettes, il y a une notion de besoin. Et en tant que photographe, ces endroits collectifs clos qui abritent une part de mystère, de clandestinité, m’intéressent. Ce sont des endroits qui ont aussi une sale image, une puanteur. Je voulais remettre l’histoire pas convenable dans l’histoire convenue de Paris. Les choses de l’ombre ont aussi une valeur ajoutée.

Que représentait la vespasienne, cet « espace privé dans l’espace public » pour la population masculine parisienne ?

Les vespasiennes ont été construites en 1834 pour un besoin hygiéniste car les hommes urinaient n’importe où. Initialement, c’était des endroits pour faire pisser les mecs. Il y en avait 4.000 à Paris. Tous les 100 mètres sur les Grands Boulevards. Et très vite, elles ont répondu à un besoin social en servant de phare à toute une population homosexuelle à un moment où on n’avait pas le droit de l’être et où il était possible d’être condamné pour outrage public à la pudeur. Elles ont permis d’abriter ceux qui avaient à craindre l’autorité. On appelait ces pissotières les tasses. C’est un mot d’argot utilisé par les homosexuels. « Faire les tasses », ça voulait dire aller à la recherche de rencontres sexuelles, draguer. En fait, les pissotières étaient le Grindr de l’époque. Mais dans les tasses, il y avait beaucoup moins de jugements car tout le monde était dans la clandestinité. C’était plus ouvert d’esprit, plus ouvert sur l’autre.

« L’amateur des tasses, c’est Monsieur Tout le monde », notait le sociologue américain Laud Humphreys. Toute classe sociale et tout âge confondu fréquentaient donc les pissotières ?

C’était un endroit public et libre, ouvert à tout le monde. Il y avait un brassage social, de genre, un vivre-ensemble, en souterrain. Tout le monde se mélangeait. On y trouvait aussi des résistants pendant la guerre qui s’échangeaient des papiers et des messages codés entre les graffitis. Il y avait aussi des libertaires, des travestis et des prostitués qui s’abritaient là.

Paris 1948, un homme passe à côté d'une vespasienne Paris 1948, un homme passe à côté d'une vespasienne - Collection Marc Martin Et aussi « l’homme marié qui sortait le chien et qui en profitait pour faire une halte dans la vespasienne au coin du square… », témoigne dans votre livre un homme qui fréquentait les tasses…

Oui, l’endroit était connu. Tout le monde savait ce qu’il s’y passait. Et il n’y avait pas besoin de s’afficher homosexuel pour aller s’accorder 15 minutes de plaisir. Rappelons qu’à l’époque il fallait être marié à une femme. A cette époque, il n’y avait pas d’intimité pour tirer son coup. La « norme » c’était d’être marié, de vivre avec sa famille. Et donc la tasse était l’opportunité de vivre sa vraie vie sexuelle. C’était une soupape.

Vous dites qu’elles représentaient autant une honte qu’une fierté au sein de la communauté homosexuelle, pourquoi ?

Un homme de 83 ans m’a raconté qu’il était resté 25 ans avec un homme rencontré dans une pissotière. Jamais dans leur conversation, ils n’osaient dire l’endroit où ils s’étaient rencontrés. Ce n’était pas présentable. C’était un sujet tabou entre eux. Encore aujourd’hui, une partie de la communauté homosexuelle n’a pas envie de ressortir ces histoires quand on voit l’hystérie déclenchée par la Manif pour Tous… Mais c’est un tort, la pissotière fait partie de cette histoire.

En 1970, Roger Peyrefitte écrit « la brigade mondaine fixe à trois minutes le délai normal pour pisser. Ceux qui la dépassent deviennent suspects et s’ils sont deux, ils risquent un séjour au Quai des Orfèvres »… Une persécution s’est aussi abattue sur ces tasses de la part d’homophobes, de policiers, de policiers homophobes ?

Oui, il y a eu une persécution. Il y avait des descentes de police. La police pourchassait les homos dans les parcs. Il y avait aussi les maîtres chanteurs, les loubards. A côté de ça, il y avait une vraie solidarité. Celui qui avait tiré son coup allait ensuite guetter pour prévenir l’arrivée éventuelle de la police pour éviter les prises en flagrant délit.

Vous évoquez aussi les soupeurs (personnes qui déposent des bouts de pain dans les pissotières pour les manger une fois imbibés d’urine), qu’on retrouve dans les écrits de Céline, Auguste Le Breton et Proust de manière plus subjective. Ce n’est donc pas une légende urbaine ?

Non, ce n’est pas une légende. Mais c’était une pratique très marginale. Toutefois, cette histoire a pris le dessus. En fait, certains se sont servis de ça comme un moyen pour décrédibiliser et détruire ces pissotières en disant qu’il n’y avait que des pervers. La preuve, c’est que cette histoire est très ancrée dans la mémoire collective, encore aujourd’hui.

 Marc Martin, «Boulevard du crépuscule», Paris, 2007. Marc Martin, «Boulevard du crépuscule», Paris, 2007. - Marc Martin, les tasses, 2019 En 1960, le Conseil de Paris vote le retrait progressif des pissotières. Il y a eu une volonté politique de tuer ce monde qu’on ne voulait plus voir ?

Oui, sous prétexte de l’hygiène, elles ont commencé à être démontées car elles allaient à l’encontre de la « morale », selon des élus. Politiquement ce n’était pas tenable.

Désormais, la vespasienne, qu’on appelait aussi à Paris la Ginette, a quasiment disparu de la capitale. Est-elle uniquement de l’ordre du souvenir ?

Pendant longtemps, on en a laissé certaines car elles servaient uniquement d’espace publicitaire. Aujourd’hui, Il en reste une seule, boulevard Arago (14e arrondissement). Mais c’est la plus sage, où on ne peut rien faire, car il y a deux places séparées. Surtout, elle est située juste derrière la prison de la Santé. Tout un symbole.

On ne pourrait pas imaginer la même chose aujourd’hui dans les sanisettes JC Decaux ?

C’est impossible. Ces toilettes publiques n’invitent pas au mystère et à la rencontre. Ça peut être beau, brillant et propre mais entrer dans une sanisette JC Decaux est tout sauf érotique. La ville a changé. Certains se forcent à tout bien ranger par peur du débordement. Mais à force de vouloir aseptiser et édulcorer la ville, ça ne sent plus l’être.

Commentaires

Portrait de entre desirs

hyper interessant c etait une histoire d'homme ca j'adorais  je voudrais bien que l expo descende dans le sud pour aller  la contempler

 

Portrait de jl06

les papa qui venez goute à la chose interdite ....les meilleurs coups !Tongue Out

Moi aussi je voudrais bien la voir  cette expo, 

Pourquoi les autorités ont détruit les pissotières

 

Photo © Marc Martin, publiée dans le livre “Fenster zum Klo, Toilettes publiques, histoires privées”, éd. Agua, 2017.

Pourquoi les pissotières ont-elles disparu alors même que l’homosexualité devenait légale ? Réponse n°1 : parce que les gays n’avaient plus besoin d'elles pour se rencontrer. Faux. Réponse n°2 : parce qu’il fallait empêcher que les hommes «normaux» y rencontrent des gays.

Entrer dans une pissotière, regarder les hommes qui s’y trouvent, s’attarder… sans un mot. Attendre en silence. Sur les photos de Marc Martin, les mecs se matent. Leurs yeux brûlent. Leur coeur durcit. Atmosphère de plomb. Qui va dégainer le premier ? Comme dans la réalité (celle des urinoirs maintenant disparus), les modèles de Marc Martin viennent de tous les horizons : étudiant, hétéro, salarié, gay, marié, célibataire… On ne sait pas qui est qui. Peu importe.

«Dans les tasses on bandait en silence»

Exposées au Schwules Museum de Berlin, dans le cadre d’une exposition dédiée aux vespasiennes (du 17 novembre 2017 au 5 février 2018), les photos de Marc Martin traduisent parfaitement l’atmosphère de tension électrique propre aux lieux clandestins. Des mecs se matent et bandent muettement. «C’est la loi du silence», dit Marc, qui interroge depuis près de dix ans tous les vétérans de la belle époque quand les pissotières étaient les seuls endroits possibles pour une rencontre. Rappelez-vous : «En France jusqu’en 1981, en Allemagne –sous le paragraphe 175– jusqu’en 1994, l’homosexualité est un délit aux yeux de la loi.» Il n’y a donc pour les hommes aucun autre moyen, ou presque, de vivre leurs pulsions homosexuelles que se retrouver dans les tasses (urinoirs publics). Là, sans se présenter, ni dire bonjour (ni même bonsoir), ils partent dans l’inconnu. «L’univers masculin à l’intérieur des tasses faisait partie de mon excitation ; le silence aussi», raconte un témoin. Un autre confirme : «Pour papoter, on allait se fumer une clope dehors. Dans les tasses, on bandait en silence.»

Usage de la parole proscrit : anonymat obligatoire

«Indissociable des rencontres sexuelles anonymes entre hommes, le silence dans les tasses avait un rôle aphrodisiaque. L’usage de la parole y était proscrit.» Ce silence lourd de sous-entendus démultiplie la puissance érotique des échanges mais surtout défie les normes : ainsi que l’explique le sociologue Edward Delph (1978), cité par Marc, les rapports sexuels, concrétisés en silence, s’opposent aux rites de la rencontre classique entre un homme et une femmeamorcée par un dialogue et supposant un minimum d’investissement avant de passer à l’acte. Marc Martin insiste sur ce point : entrer dans les pissotières, c’est comme passer la porte d’une autre dimension. Tout devient possible dans cet espace d’impunité : des mâles anonymes, mutiques, aux regards perçants, pénètrent, se soulagent puis ressortent. Que l’un d’entre eux au passage ait vidé plus que sa vessie, qui le saura ? Bien sûr, il y a la police. En 1970, Peyrefitte note dans son livre Des Français (1970) : «La brigade mondaine fixe à 3 minutes le délai normal pour pisser. Ceux qui le dépassent deviennent suspects, et s’ils sont deux, risquent un séjour au Quai des Orfèvres...»

Epoux en retard : coincé dans un bouchon ou dans un édicule ?

Les visiteurs sont censés circuler. La brigade des moeurs veille. Malgré le danger, des hommes ont le courage de risquer leur réputation. «Ainsi ce ministre de l’Information de la 4ème république, coincé dans une rafle de pissotière et qui, reconnu par un policier qui lui demande, éberlué, ce qu’il fait là, répond sobrement : “Je m’informe, voyons !”» Dans le catalogue de l’exposition –qu’il a non seulement rédigé mais très richement illustré de documents rares et de ses propres photos aphrodisiaques– Marc Martin entrelace son histoire avec celle de tous ceux qui ont, dit-il, «osé affronter des plaisirs défendus» Il s’avère que ces braves étaient souvent des hommes mariésDans son étude pionnière de 1970 sur les toilettes publiques aux États-Unis, Laud Humphreys note que les bons pères de famille viennent là «en rentrant du bureau» : «Beaucoup de femmes au foyer […] pensent que leur mari a été retardé par la circulation quand, en fait, il s’est arrêté dans une tasse.» Dévoilant la face cachée de la norme hétérosexuelle, Laud Humphreys démontre à quel point les catégories sexuelles sont factices. A la faveur d’une pause-pipi, beaucoup d’hommes dits «hétéros» passent à l’acte. Cela fait-il d’eux des gays ? Ou serait-ce que la plupart des mâles sont des omnivores ?

Qu’importe le corps, pourvu qu’on en jouisse

Certains de ces mâles lambda n’hésitent pas à le faire en bas de chez eux, pour s’offrir «une parenthèse dans leur soirée familiale», dit Marc, qui cite Marko Bérardamateur d’urinoirs dès les années 1960 : «L’homme marié qui sortait le chien ou qui sortait fumer une cigarette était monnaie courante... Une bouche dans la pénombre d’une pissotière, ça faisait très bien l’affaire pour se vider les couilles. Les hétéros n’allaient pas s’afficher homo en entrant dans une tasse, ni le devenir en en ressortant, mais ils allaient y découvrir notre existence, nos avances, nos services et donc se laisser tenter plus facilement qu’en entrant consciemment dans un établissement ouvertement homosexuel. L’hétéro pouvait entrer dans une tasse avec le prétexte de devoir pisser et avait tout le loisir, en toute discrétion, de se faire plaisir.» Bruce LaBruce approuve : «L’air de rien, c’était pratique pour eux d’entrer là et de pouvoir assouvir secrètement leurs penchants.» Il serait cependant caricatural de n’y voir que cela : du sexe rapide et impersonnel. Les pissotières, en réalité, étaient des zones de trouble et de questionnement. De vrais espaces d’émancipation. Raison pour laquelle il était si important de les détruire. Les lieux de brassage social menacent l’ordre.

Les lieux de brassage social et sexuel menacent l’ordre

L’ordre veut que les citoyens soient clairement identifiables : hommes/femmes bien opposés ; homos/hétéros séparés. Avec les pissotières, ça posait problème. Des hommes de toutes classes, de tous âges, de toutes tendances s’y croisaient. Dans un essai virulent, Mike Nietomertz accuse : «En dégageant les pissotières des trottoirs des sociétés occidentales, il semble qu’on ait voulu se débarrasser du risque trop grand de voir tout ce que la Terre compte d’hétérosexuels se laisser tenter par une branlette, puis une pipe, puis…» (1). Les édicules, malheureusement, ne pouvaient pas survivre à la légalisation de l’homosexualité. En même temps que les autorités parquaient les gays dans des espaces bien circonscris, elles détruisaient les pissotières : logique.

Les nomenclatures et les luttes des minorités renforcent l’ordre

Labeliser un usage du corps c’est ce que Foucault appelle un «dispositif de sexualité», soit l’équivalent d’un dispositif de contrôle carcéral. D’un côté on créé des catégories étanches, en les présentant comme des espaces de reconnaissance identitaire ; de l’autre on détruit tout ce qui peut créer du lien entre les citoyens. Diviser pour régner. La mécanique du pouvoir repose en grande partie sur l’institutionnalisation des sexualités, si possible compartimentées en de multiples sous-genres, afin que l’immense majorité des humains (qui sont, par essence, complexes, mi-homme, mi-femme, bisexuels et curieux) se désolidarisent les uns des autres, et ne forment plus que des minorités, en proie à des luttes intestines.

Pissotière : un espace où l’on pouvait «s’affranchir» de la norme

La mort des pissotières a donc signé bien plus que la mort d’un lieu dédié aux «mauvaises fréquentations». Il a signé la mort d’une liberté. Dans les tasses, des milliers d’hommes échappaient au système des catégories et devenaient, en silence, des êtres plein d’espoirs et d’incertitude, avançant les uns vers les autres. La liberté, c’est ne pas être immatriculé-e. La liberté, c’est entrer dans une interzone et s’y livrer, sans dire un mot, «à son seul désir». Faut-il s’en étonner ? Depuis que les toilettes publiques ont disparu, remplacées par des sanisettes, la tension sociale a monté d’un bon cran. Comme le souligne très justement Marc Martin : «Dans les pissotières, au revers des portes de cabines, les mecs laissaient leur numéro de téléphone, leurs fantasmes. Quoi qu’on en pense, ces espaces étaient des lieux de mixité et d’échange. On était dans l’intime et la quête de l’autre, pas dans la haine. Aujourd’hui les murs des chiottes sont des défouloirs de rancoeurs, de racisme et de slogans politique.» L’exposition dont Marc Martin est le maître d’oeuvre comporte d’ailleurs plusieurs portes de cabines anciennes, sauvées de la destruction, et couvertes de messages (ou traversées par des ouvertures) qui disent mieux qu’un long discours l’ampleur du désastre. Bien avant le minitel ou l’Internet, ces portes de pissotières servaient de véhicule à tous les fantasmes et ces fantasmes coïncidaient avec l’idée même de la porte dans ce lieu de passage : ils exprimaient le désir éperdu de faire sauter les séparations.

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A LIRE : Fenster zum Klo, Toilettes publiques, histoires privées (ouvrage bilingue allemand-français), catalogue d’exposition de 300 pages, couleur, éditions Agua, sortie le 10 novembre 2017. En pré-vente aux Mots à la bouche.

A VOIR : Exposition Fenster zum Klo, Toilettes publiques, histoires privées, au Schwules Museum (Lützowstraße 73, 10785 Berlin), du 17 novembre 2017 au 5 février 2018.

Note 1 : «Les espaces de rencontre intersexuelle représentent le risque que les sexualités débordent de leur cadre strict, et notamment la sexualité la plus en danger pour les pouvoirs politiques (l’hétérosexualité, pour ne pas la citer). Et c’est uniquement pour cette raison que la politique de la ville s’est acharnée à détruire ces espaces.» (Mike Nietomertz, «Dans la rue, les vespasiennes », Minorités, No. 76, avril 2011, cité par Marc Martin dans Fenster zum Klo)

  Pourquoi les autorités ont détruit les pissotières