HR19 : mettre la RDR au coeur des solutions

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Dimanche 28 avril, s'est ouvert à Porto la Conférence internationale sur la réduction des risques liés à l’usage de drogues (RDR) : HR19. Pour cette 26édition, c’est le Portugal qui reçoit à domicile la communauté internationale de la réduction des risques, comme en commémoration d’une politique nationale qui a décrété la décriminalisation des personnes usagères de drogues depuis la fin des années 1990. Commémoration peut-être, volonté de faire exemple sûrement et nous y reviendrons. Le Maire de Porto a en tout cas saisi l’occasion lors de la cérémonie d’ouverture pour annoncer la création prochaine d’une salle de consommation à moindre risque dans sa ville.

Cette 26conférence rassemble un millier de personnes et inaugure quatre jours de plaidoyer en faveur de la réduction des risques liés à l’usage de drogues, autrement dit en faveur d’une approche centrée sur la santé des personnes usagères et le respect des droits humains. La directrice de la conférence, Naomi Burke-Shyne (directrice exécutive de Harm reduction international), rappelle comme une nécessité que la réduction des risques ça marche et ce sont maintenant plusieurs dizaines d’années de démonstration scientifique de son efficacité qui s’accumulent. Et pourtant, Michelle Bachelet, haut-commissaire aux Nations unies pour les droits humains, déplore que les pays mettant en œuvre ces principes, comme ceux permettant l’accès aux produits de substitution, sont encore trop peu nombreux. C’est lors de la cérémonie d’ouverture que l’ancienne présidente du Chili a fait part de ces situations qui ne sont plus acceptables en l’état de nos connaissances et des expériences acquises. Comment accepter que de par le monde un nombre aussi signifiant de personnes emprisonnées le sont pour un motif ayant trait aux drogues et bien souvent du seul fait de leur propre consommation ? Cette première journée place d’emblée cette conférence sous le signe de la décriminalisation des personnes usagères de drogues et ce dans une logique de santé mondiale. La majorité des politiques des drogues dans le monde (des politiques disons-le répressives) sont en complète opposition avec les principes de respect des droits humains. Le Dr Ricardo Baptista Leite, parlementaire portugais et président de Unite(un réseau mondial de parlementaires engagés-es contre les épidémies de VIH, hépatites et autres maladies infectieuses) présente le modèle de financement de la réduction des risques comme insoutenable dans l’état des priorités actuelles des États ; ce qu’il faut précise-t-il, c’est basculer les crédits de la justice (ou disons de la répression) vers la santé.

Cela nous ramène vers l’expérience portugaise qui, depuis 1999, a instauré un nouveau paradigme dans la prise en compte de la consommation de drogues en promouvant ce principe de décriminalisation, faisant que la personne consommatrice passe de criminel à « patient-e » du système de santé. La stratégie portugaise représente un long cheminement. Elle n’a pas pu tout résolu pour autant ce qui concerne la production, l’approvisionnement ou encore le contrôle de la qualité des produits. Le Pr Alexandre Quintanilha, qui a présidé la Commission qui a eu à plancher sur cette stratégie nationale à partir de 1998, rappelle également que celle-ci a été possible, d’une part en mobilisant des ressources pluridisciplinaires (même si en 2019, il serait bon de regretter que cette commission n’ait pas compté alors le moindre représentant des personnes usagères) et d’autre part en mobilisant tous les acteurs-rices lors de nombreux débats publics (politiques, professionnels-les de la santé, acteurs-trices de terrain) dans un partenariat fondé sur la confiance.

La confiance… Eh bien, cette conférence nous invite à penser la réduction des risques aussi sur le terrain des valeurs. Le Dr Ricardo Baptista-Leite (qui est aussi responsable de la santé publique à l'université catholique du Portugal) évoque même, quant à lui, le fait qu’il faut associer réduction des risques et amour ! Pour lui, les deux ont le même dénominateur commun et ne sauraient être dissociés. Vous allez nous dire que cette conférence internationale commence à rimer avec bien-pensance et naïveté, mais rien de tout ça… La cérémonie s’achève avec la remise de plusieurs distinctions qui n’ont rien de naïves. La première va à Andrey Yarovoi, un activiste ukrainien, emprisonné pour huit mois au motif qu’il aurait participé à un trafic de drogue, or il a été arrêté en possession de traitements de substitution ! La seconde distinction est pour la fondation Andrey Rylkov, en Russie, qui assure un travail de rue à Moscou dans des conditions alarmantes ; en témoigne leur récent communiqué qui dénonce le fait que la fondation a été condamnée par un tribunal de Moscou pour propagande sur les drogues. Le ton est donné !

La politique des drogues à la croisée des chemins

La lutte contre les dommages liés aux drogues se retrouve dos à dos avec la politique de lutte contre les drogues. À la croisée des chemins, ce sont des choix de politique globale qui se font jour. Pour expliciter cela, quelques exemples. David Badcock (du comité scientifique indépendant sur les drogues en Grande-Bretagne, Drugscience) a présenté, dans un premier temps, l’impact de la politique globale de lutte contre les drogues sur la recherche scientifique. Il décrit l’effet des conventions portées par les Nations unies (1961, 1971 et 1988) qui ont eu, jusque-là, pour effet de limiter la recherche sur les substances psychoactives. Il prend notamment pour exemple l’insuffisance des recherches sur la psilocybine (champignon hallucinogène) et ses effets sur la dépression.

Rick Lines, professeur à l’université de Swansea en Angleterre, propose une réflexion sur la question de la dignité humaine, concept que l’on retrouve notamment dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme. À la lecture des conventions précédemment évoquées, le respect et la défense de cette dignité deviennent conditionnés à un monde sans drogue. Cette lecture des textes vient, dès lors, en opposition à toute politique de réduction des risques liés à la consommation de drogues puisqu’il ne s’agit pas intrinsèquement de viser un monde sans drogues, mais d’en réduire les méfaits. Le constat est aujourd’hui fait qu’aucune politique des drogues ne doit pouvoir impacter la dignité des individus concernés. En ce sens, une coalition de pays membres des Nations unies vient de proposer des recommandations pour mettre en cohérence politique des drogues et droits humains. Si à cela, nous ajoutons l’échec de la politique globale (mondiale) qui vise à éliminer le marché illicite des drogues, puisque les données montrent que les volumes échangés sur ce marché ne cessent d’augmenter, c’est un appel profond à un changement de mode de penser. Il faudrait donc quitter l’idée d’un monde sans drogues et le remplacer par le projet de réduire les dommages liés aux drogues. C’est un changement radical de politique globale qui est aujourd’hui en marche car nous l’avons déjà évoquée, la répression ne peut s’accorder avec la réduction des risques.

Pour un accès bas seuil et intégré des AAD

Plusieurs contributions présentées à Porto abondent dans le sens que la lutte contre l’hépatite C (VHC) ne peut se gagner sans se concentrer sur une action dans et avec les communautés les plus exposées. Premier exemple, en Indonésie, où les traitements (antiviraux à action directe, AAD) ont commencé à être disponibles (sur le papier), il a fallu compter sur l’engagement d’un réseau de personnes consommatrices de drogues pour prendre à bras le corps la question de l’accès effectif à ces traitements. D’abord le constat a été fait que malgré la disponibilité des traitements, le niveau des prescriptions était faible. Deuxième constat, l’absence de recommandations d’utilisation de ces nouveaux traitements (les dernières recommandations dataient de l’ère de l’Interféron, c’est peu dire) ne pouvait que contribuer à la faiblesse de ces prescriptions. Ce réseau de personnes concernées a donc contribué à ce que les recommandations soient actualisées et diffusées, et que la priorité de traitement soit donnée aux personnes qui étaient les plus à risque de transmettre le virus.

D’autres exemples ont mis en avant l’enjeu de collaborer avec les communautés pour mettre en œuvre des programmes efficaces d’accès aux traitements anti-VHC. Une large coalition d’acteurs-rices à San Francisco s’est notamment fondée sur le soutien apporté par les acteurs-rices communautaires pour favoriser le lien vers le soin tout en délocalisant la prescription de traitement dans les lieux et programmes de réduction des risques. Cette même approche de soins délocalisés ou plutôt relocalisés au plus près des personnes concernées a été expérimentée à Malmö en Suède, à Porto au Portugal ou encore dans une salle d’injection à moindre risque à Melbourne en Australie. Si l’on se projette à partir de ces expériences sur notre contexte français, cela revient à penser l’articulation des Caarud (centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues) avec les services d’infectiologie ou d’hépatologie. L’idée serait dès lors de lutter contre le non-recours aux soins en rapprochant, en intégrant, consultations médicales et actions de réduction des risques. L’expérience australienne a même entrepris de démédicaliser cet accès en mettant des infirmiers-ières au cœur de cette prise en charge. Leur projet est de réduire encore le délai de mise sous traitement en proposant de débuter un traitement VHC le même jour que le dépistage et le diagnostic.

RDR : une question d’engagements politiques et financiers

Cette deuxième journée de conférence a été l’occasion d’aborder la question des financements – insuffisants – pour les programmes de réduction des risques (RDR) liés à l’usage de drogues, et le rôle crucial joué par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme pour les droits et la santé des personnes usagères de drogues. En effet, le rapport « The lost decade » publié par Harm reduction international (HRI) en juillet 2018, à l’occasion de la conférence internationale Aids 2018 à Amsterdam, montrait que depuis 2007 les financements internationaux à destination des pays à revenus faibles et intermédiaires avaient chuté de 24 %, tandis que les nouvelles infections chez les personnes usagères de drogues explosaient (+33 % de 2011 à 2015).

Money, money, money !

Ainsi, la série de présentations intitulée « Money, money, money » ouvrait le bal. Il a ainsi été mis en lumière la crise des financements en Asie du Sud Est, où non seulement les financements pour les programmes de réduction des risques sont insuffisants, mais où l’on assiste également à un manque flagrant de transparence, de redevabilité et de soutenabilité desdits financements.

En Russie, le constat posé par Ivan Varentsov de l’Eurasian harm reduction network (EHRN) est également frappant : la fin des subventions du Fonds mondial a occasionné la fermeture ou la réduction des programmes de RDR mis en œuvre par les organisations non gouvernementales dans le pays. Le gouvernement n’assume pas ses responsabilités alors même que l’inefficacité de la criminalisation de l’usage de drogues n’est plus à prouver et que les recherches montrent l’intérêt de basculer les budgets vers la santé des personnes plutôt que dans le tout-répressif. La question de la transition (c’est-à-dire le passage vers un arrêt des subventions du Fonds mondial) est donc posée, de même que celle de l’importance de continuer à financer les organisations non gouvernementales même lorsque les gouvernements refusent ou s’avèrent incapables de prendre en charge la riposte au VIH avec et pour les populations clés de l’épidémie.

Une piste de solution évoquée par Tetiana Deshko de l’Alliance for Public health (Ukraine) semble être le travail au niveau municipal, une grande part des personnes vivant avec le VIH dans les pays d’Europe de l’Est et d’Asie centrale se trouvent dans quelques grandes villes, qui sont parfois plus à même d’assurer le passage de programmes financés par des subventions du Fonds mondial à des financements locaux, en mettant l’accent sur la prévention et le traitement à destination des populations clés, dans l’esprit de la Déclaration communautaire de Paris. Michel Kazatchkine, ancien directeur exécutif du Fonds mondial de 2007 à 2012 et actuel conseiller spécial de l’Onusida, rappelle que l’impact du Fonds mondial ne devait pas être vu qu’en nombre absolu de personnes bénéficiaires, mais aussi et surtout dans ce qu’il permet de soulever comme enjeux au niveau des pays, notamment en matière de participation des populations clés aux processus de décision et de suivi de la mise en œuvre.

Le Portugal triple sa contribution au Fonds mondial

Un événement parallèle à la conférence sur l’importance du Fonds mondial dans le financement de la réduction des risques a également été l’occasion pour le gouvernement portugais, représenté par la Dr. Raquel Duarte, secrétaire d’État à la Santé, d’annoncer l’augmentation de sa contribution au Fonds mondial pour son cycle 2020-2022, dans le cadre de sa 6e conférence de reconstitution. Le Portugal reste un « petit donateur », mais le pays a décidé de plus que tripler sa contribution, montrant ainsi son engagement en faveur d’une augmentation des ressources à la hauteur des besoins. Le ministre néerlandais des Affaires étrangères a également pu manifester le soutien renouvelé des Pays-Bas au Fonds mondial et à son approche fondée sur les droits humains et la participation et l’inclusion des populations clés à tous les niveaux.

Cet événement a également été l’occasion d’évoquer le rôle du Fonds mondial dans la prise en compte des besoins spécifiques des personnes usagères de drogues dans les programmes de lutte contre le VIH et la tuberculose. Andriy Klepikov, membre de la délégation des organisations non gouvernementales des pays en développement au Conseil d’administration du Fonds mondial, a rappelé le rôle fondamental des programmes de RDR. Ainsi, en Ukraine, la cascade de prise en charge des personnes usagères de drogues vivant avec le VIH montre des disparités importantes selon que l’on soit bénéficiaire ou non de programmes de RDR. Les bénéficiaires séropositifs de programmes de RDR sont deux fois plus nombreux à connaitre leur statut sérologique que les personnes non-bénéficiaires (et le constat est identique pour la mise sous traitement antirétroviral). Par ailleurs, le cas de l’Ukraine permet de montrer l’importance du travail mené par la société civile et les communautés pour assurer une transition (des subventions du Fonds mondial à des financements nationaux) la plus réussie possible. Enfin, cet événement a été l’occasion de rappeler l’appel de Harm reduction international (HRI) pour le financement de la RDR, auquel l’association AIDES souscrit, en faveur d’une augmentation des contributions des donateurs au Fonds mondial, d’une prise en compte des besoins des personnes usagères de drogues, et d’une préservation des fonds spécifiques du Fonds mondial destinés à soutenir les organisations communautaires dont celles engagées dans la RDR et le plaidoyer en faveur des droits des personnes usagères de drogues.

RDR et conférence de reconstitution du Fonds mondial sont liées

Cet événement a été suivi par une rencontre organisée par le Global fund advocates network (GFAN) qui a permis de pointer les difficultés liées à l’évaluation des besoins du Fonds mondial, sous-estimés selon les membres du GFAN, et les risques en cas de non-atteinte de la cible financière pour la 6e conférence de reconstitution (cet automne, en France). Un rappel a été fait de l’engagement de certains parlementaires en faveur du Fonds mondial et de l’appel de HRI (en France, la députée (France Insoumise) de Paris Danièle Obono et le conseiller régional (LR) Île-de-France Jean Spiri, sont signataires de cette déclaration aux côtés de leurs collègues d’autres pays). Un engagement qui demande à être élargi, notamment à l’occasion des élections européennes : AIDES et Coalition PLUS ont ainsi appelé les futurs parlementaires à s’engager pour une « Europe de la santé ».

En somme, tout le monde s’accorde pour reconnaître l’importance du Fonds mondial, son impact sur le financement de la RDR dans le monde et la prise en compte des besoins des personnes usagères de drogues. La décriminalisation de toutes les drogues, les programmes d’échanges de seringues, les traitements de substitution aux opiacées, les actions de prévention, dépistage et prise en charge des personnes usagères de drogues sont nécessaires, mais nécessiteront pour être mises à l’échelle des financements additionnels. Cesser de mettre les personnes usagères en prison et basculer le budget de la répression vers celui de la prévention est un moyen d’y parvenir, mais pour l’heure les financements internationaux restent nécessaires. L’argent est là, ne reste plus que la volonté politique des dirigeants-tes des États donateurs !

Le financement au coeur de la réponse

La troisième journée de cette conférence s’est clôturée sur une note plutôt sombre. Il était question de la RDR en Europe de l’Est et comment, à l’instar de la Serbie ou de la Bulgarie avec la fin des subventions du Fonds mondial et l’absence de volonté politique des États, on a assisté à la fin des programmes d’échange de seringues, à l’absence de suivi des personnes usagères de drogues et à la réduction des interventions de RDR mises en œuvre par les organsiations non gouvernementales faute de financements suffisants.

Le retour du Fonds mondial, via des subventions régionales, a permis de donner un second souffle à certaines organisations, montrant ainsi que même de petits montants peuvent avoir un impact important. Transparence budgétaire, structuration des associations communautaires, participation des personnes concernées aux processus de décision et de mise en œuvre, valorisation des interventions à l’efficacité prouvée (comme les programmes d’échange de seringues), etc. sont autant d’aspects positifs au bénéfice des subventions du Fonds mondial.

La campagne « 10 by 20 »

Un atelier organisé par Harm reduction international (la structure organisatrice de la conférence) sur le financement de la réduction des risques dans les pays à revenu faible a aussi été l’occasion de discuter de la campagne « 10 by 20 » qui vise à promouvoir l’affectation de 10,% du budget actuellement consacré à la répression des personnes usagères de drogues vers des interventions de réduction des risques. Cette campagne se fonde sur un constat simple : la guerre à la drogue ne fonctionne pas et coûte des vies, tandis que les interventions de réduction des risques prenant en compte les droits humains des personnes usagères permettent, elles, d’en sauver. De surcroît, elles sont bien plus coût-efficace. Cet atelier a ainsi été l’occasion de réunir des activistes de tous horizons pour partager expériences, craintes et opportunités pour un investissement dans la RDR au service de la lutte contre le VIH/sida. Harm reduction international estime qu’avec 10 % du budget passant de la répression à la RDR d’ici 2020, on pourrait réduire de 94 % les nouvelles infections à VIH chez les personnes injectrices de drogues d’ici 2030.

Pour une couverture santé universelle

Une session portant sur la couverture santé universelle – entendue comme l’accès de toutes et tous aux services de santé essentiels à un coût abordable – a permis d’évoquer, sur la base d’expériences dans différents pays, les limites, défis et idées, en ce qui concerne l’intégration effective de toutes les personnes et en particulier des populations clés de l’épidémie de VIH et de tuberculose dans le système public de soins et de prise en charge. Si la couverture santé universelle est souvent présentée comme le moyen de lutter contre (pratiquement) toutes les maladies, transmissibles et non-transmissibles, et d’agir de manière transversale et globale sur la santé des populations, la question reste toujours celle du risque d’exclusion des personnes les plus discriminées, précarisées et vulnérabilisées et donc des solutions à trouver pour ne laisser personne en route !

Chemsex, la panique morale ne passera pas par nous !

Une série de présentations s’est attachée à remettre du raisonnable dans la manière d’appréhender le chemsex (usages de produits dans un contexte sexuel). Une approche pragmatique et fondée sur les principes de la réduction des risques ne peut céder aux sirènes de la panique, de surcroît morale. Le parallèle est fait en ce sens avec les débuts du sida. Aujourd’hui, les personnes concernées par le chemsex se retrouvent à la croisée des jugements (moraux) du fait de leur orientation sexuelle, de leur consommation, de leurs pratiques sexuelles, de leur séropositivité au VIH (ou de leur choix de recourir à la Prep comme prévention), etc. Il apparait nécessaire de ne pas invisibiliser plus encore celles et ceux concernés. Eh oui, elles aussi, car, comme l’a montré dans le contexte anglais Vivian Hope de l’Université de Liverpool, si le chemsex concerne 6 % des hommes gays, il concerne également près de 1 % des femmes lesbiennes et des personnes trans.

Prendre en compte leurs besoins respectifs de santé et de réduction des risques doit notamment s’accompagner d’une adaptation des services de santé sexuelle puisque c’est ceux-ci qu’ils fréquentent, préférentiellement aux services dédiés à la réduction des risques et aux addictions. Des données australiennes montrent que quatre chemsexeurs sur dix qui déclarent avoir une consommation problématique ont consulté un service spécialisé en addictologie (un chemsexeur sur sept considère sa consommation comme problématique) alors que la majorité déclare être en lien avec des associations de lutte contre le VIH.

Des données similaires ont été présentées par AIDES (enquête réalisée auprès de 33 chemsexeurs en Auvergne-Rhône-Alpes et sur le Grand Genève) : alors que la majorité des chemsexeurs interrogés sont inscrits dans un parcours de santé sexuelle   ̶  du fait de leur séropositivité au VIH, d’un suivi Prep ou encore de dépistages réguliers   ̶   seul un quart des répondants était en relation au cours des douze derniers mois avec un-e professionnel-le de santé à propos d’une consommation de drogue. De plus, un tiers de ceux qui souhaitent réduire ou arrêter leur consommation n’a pas eu recours à un-e tel-le professionnel-le. Les services ou programmes de santé sexuelle s’avèrent être des espaces pertinents aujourd’hui pour permettre d’exprimer sa pratique du chemsex.

Place des pairs-es, place des communautés

La place et la mobilisation des pairs-es dans les structures et programmes de RDR comme dans les instances de décision est une question qui a traversé de bout en bout la conférence de Porto. Tout le spectre des positions possibles a été balayé. Depuis l’engagement des pairs-es dans la délivrance de services, leur mobilisation dans les programmes d’accès aux soins du VHC, dans la recherche, ou encore dans les instances nationales et internationales.

Sur la représentation des usagers-ères dans les instances nationales et internationales, l’intervention d’Annie Madden, doctorante à l’Université de New South Wales (Sydney, Australie), est assez emblématique. Elle-même consommatrice de produits et ancienne injectrice, son parcours est à l’image des tensions qui sont à l’œuvre. De sa position d’usagère, elle est désormais impliquée dans des activités de recherche sur la question de la représentation des personnes usagères. Mais comme l’introduction de sa présentation l’a montré, cette nouvelle position provoque nécessairement une mise à distance et une montée en expertise qui éloignent de la condition, des vécus et des expériences des pairs-es. C’est tout le paradoxe de la représentation : à quel moment les pairs-es impliqués-es dans ces instances deviennent plus des experts-es et moins des personnes usagères de drogue ? Interroger la représentation signifie poser la question des processus d’élaboration démocratique dans les associations de personnes usagères, qui doivent toujours veiller à faire monter en expertise les personnes usagères, les militants-es.

Comme cela a été rappelé par d’autres intervenants-es, les barrières structurelles qui empêchent ou freinent la place des usagers-ères sont fortes : capital scolaire, financier, linguistique, etc. : lire des rapports, produire des textes, parler anglais sont autant de compétences nécessaires pour s’impliquer dans la santé mondiale. Mais comme une des personnes de la salle l’a fait remarquer : la langue et le prix du congrès même conduisent à ce paradoxe ; au fond les personnes usagères de drogues ne sont pas dans le congrès mais aux abords, sur l’esplanade au bord du fleuve Douro, pas dans cette salle. À méditer.

Ajoutons que parler de représentation nous amène à parler d’expérience. Nul ne dirait que l’expérience des personnes usagères de drogues n’a aucune valeur, c’est bien tout le contraire qui anime ce genre de discussion. Mais ce qu’on va opposer à cette nécessaire prise de parole et partage d’expérience, c’est sa représentativité. Si l’on se réfère à la démocratie sanitaire en France et à la représentation des personnes usagères du système de santé, l’enjeu est de passer d’une parole singulière à une collectivisation des expériences. C’est bien ce modèle que AIDES développe depuis plus de trente ans : permettre à des personnes invisibilisées de s’exprimer et de collectiviser leurs expériences et ainsi faire entendre leurs voix.

Cette notion d’expérience a trouvé une tonalité toute particulière lorsqu’il s’est agi d’évoquer l’idée de « décoloniser la réduction des risques ». Ce temps d’échange a été animé par le Chef Austin Bear, chef de la première nation de Muskoday au Canada et président de la National Native Addictions Partnership Foundation. Une des leçons à tirer de cet échange provient de la présentation de Mary Deleary. Au Canada, les populations autochtones ont été et continuent d'être opprimées, discriminées et stigmatisées en raison des régimes coloniaux qui les ont rendues vulnérables et défavorisées. Les individus et les communautés autochtones ont activement attiré l'attention sur les injustices persistantes et de longue date associées au colonialisme. En 2010, les Autochtones représentaient 3 % de la population canadienne, mais sont surreprésentés dans les taux d’incarcération et d’abus de substances. La Fondation Thunderbird Partnership mène un travail de sensibilisation des décideurs-ses territoriaux-ales, provinciaux-ales et fédéraux-ales. Un des outils développés par la Fondation consiste en l’élaboration d’une cartographie des déterminants de la santé propres aux premières nations (appelés cadre du continuum du mieux être mental des premières nations). Cet outil reconnu par les communautés concernées a été pensé comme un outil de collaboration avec les décideurs-ses institutionnels-les afin de changer leur manière de concevoir la promotion de la santé auprès des publics autochtones. La réduction des risques ne peut être dissociée des droits humains (une des idées fortes de la conférence). Cependant, dans un contexte post-colonial ou colonial, il faut s’interroger sur la notion même de droits ou de justice qui serait propres aux personnes concernées. Mary Deleary a donné comme exemple que dans la culture autochtone la justice est synonyme de « soin » et non de « punition ». En ce sens, la Fondation entend orienter et guider les décideurs-ses amenés-es à évaluer les impacts de la politique de justice et de la réforme du droit sur les peuples autochtones. Cet exemple intensifie l’enjeu de la participation des communautés aux politiques les concernant et ce dans un contexte colonial ou postcolonial. Ne serait-ce pas bon à penser dans le contexte de l’outre mer, comme concernant la Guyane française ?

Décriminalisation… Mais, en fait, de quoi parle-t-on ?

Dans un cadre prohibitionniste qui montre tous ses échecs et ses faillites, la décriminalisation s’impose comme étant l’horizon politique, un Eldorado !

Mais, à force d’être scandée, la décriminalisation semble devenir de plus en plus une revendication attrape-tout, un slogan derrière lequel chaque organisation peut se ranger sans jamais que ne soit interrogé son sens ; ce que chacune et chacun met derrière ce concept. Or, ne pas prendre le temps de s’interroger sur ce que la décriminalisation recouvre, c’est prendre le risque de l’évider et d’en amoindrir sa portée politique.

La session « Décriminalisation en actes » a eu pour mérite de suspendre la frénésie du temps de l’activisme et de poser la question essentielle : de quoi parle-t-on quand on revendique la décriminalisation ? Et la réponse est loin d’être évidente ! Elle est multiple et non figée comme en a témoigné la diversité des présentations proposées. L’intervention de Scott Bernstein qui coordonne, pour la Canadian drug policy coalition, la rédaction d’un modèle de régulation possible pour le Canada, a eu comme intérêt de pointer un ensemble de questions qu’il est nécessaire d’affronter : Souhaitons-nous une dépénalisation qui aille jusqu’à la légalisation ou nous arrêtons-nous sur un système de régulation intermédiaire ? Est-ce que cela concerne le seul usage ou allons-nous aussi sur les terrains de la production, de la vente, de la distribution ? Faisons-nous des distinctions entre les drogues ? Comment ensuite organiser une économie de la légalisation ? Quelle production ? Comment en contrôler la qualité ? Quelle distribution ? Quels lieux de vente ? Quelle offre possible ? À qui s’adresse-t-elle ? Quelle fixation du prix ? Quel degré d’intervention de l’État ? Etc.

La liste des questions semble se dérouler à l’infini et montre combien parler de décriminalisation recoupe des horizons et attentes divers qui peuvent parfois entrer en contradiction. Et même lorsqu’une décriminalisation est en actes ; dans les faits elle n’est jamais totalement acquise. Des décennies de guerre à la drogue laissent des traces et des pratiques qu’une décriminalisation n’efface pas d’un revers de main. En ce sens, les interventions de Marta Pinto, chercheuse à l’université de Porto dans le département de psychologie et des sciences de l’éducation, et Rui Combra Morais, président de l’association d’usagers-ères de drogues Caso, sur le modèle portugais, puis celle de Sandy Mteirek, chargée de plaidoyer pour le centre de prise en charge des addictions Skoun, pour le contexte libanais, ont été particulièrement éclairantes.

Au Liban, il n’est pas possible de parler de décriminalisation stricto sensu. La loi en vigueur permet à une personne usagère de drogues de ne pas être poursuivie si elle fait valoir sa volonté d’entrer dans un parcours de soins. Dans les faits, les policiers ne proposent quasiment jamais cette alternative. Une circulaire du gouvernement de 2017 est alors venue rappeler cette disposition de la loi ce qui pourrait être considéré comme une dépénalisation de l’usage de facto. Mais, cette directive peine à être appliquée et la répression demeure toujours très prégnante.

Si Marta Pinto et Rui Combra Morais ne reviennent pas sur le fait que, dans le contexte mondial actuel, le cadre légal portugais est l’un des plus progressistes, ils ont néanmoins souhaité en souligner les limites. « La dépénalisation, est-elle suffisante ? », a lancé de manière rhétorique Rui Combra Morais. S’il s’agit d’un pas, la dépénalisation ne signifie pas que l’interdit pénal sur les drogues est entièrement levé. Ainsi au Portugal, la dépénalisation ne concerne pas, par exemple, la production et la distribution. Et, depuis 2016, l’association Caso a noté une augmentation des condamnations pour usages. La situation « d’entre-deux » du Portugal a créé des angles morts, notamment en ce qui concerne la réduction des risques qui se déploie très mal. Elle n’a pas non plus permis de renverser les représentations. Les discriminations et les stigmatisations subies par les personnes usagères de drogues demeurent vivaces.

Marta Pinto a alors lancé un pavé dans la mare qui est venu troubler la célébration quasiment unanime du modèle portugais durant ces quatre jours de conférence : « Pour le Portugal, l’un des effets pervers d’être montré en modèle par de nombreuses associations et institutions à travers le monde, est que les gouvernements successifs considèrent que les drogues ne sont plus un problème prioritaire ». Nous voilà prévenus !

Aucune avancée sans mobilisation !

Cette 26e conférence internationale sur la réduction des risques a été traversée par de nombreux temps où la mobilisation de la société civile a été mise à l’honneur ; des espaces où chacune et chacun s’accrochent aux victoires des camarades et y puisent une énergie vitale face à un contexte prohibitionniste écrasant.

Bien qu’une session parallèle, « Civil society pushing for reform » (La société civile mobilisée pour faire avancer des réformes), y a été consacrée, les sessions plénières ont également été le théâtre de nombreuses et vibrantes ovations à l’égard des activistes, des plaideurs-ses sur scène, venant du Brésil, des Philippines, de Russie, d’Afrique de l’Ouest, d’Europe centrale, du Canada, notamment.

Pour la session consacrée à l’engagement de la société civile, le ton est donné par la présentation de Cécile Kazatchkine, analyste pour le Réseau juridique canadien sur le VIH/sida, qui a choisi de mettre en exergue de son intervention le slogan d’activistes canadiens pour la mise en place de dispositifs de réduction des risques répondant à la crise des opioïdes à laquelle est confronté leur État : « Resistance = Life » (Résister = Vivre). Ce mot d’ordre résonne avec gravité lorsque l’on sait qu’entre janvier 2016 et septembre 2018, ce sont 10 300 personnes qui ont perdu la vie en raison d’une overdose aux opioïdes, dont 69 % étaient liées au Fentanyl. Pour répondre à l’urgence de cette crise sanitaire, des activistes communautaires de l’Ontario – une des régions les plus touchées par la crise des opioidse - ont choisi la désobéissance civile en ouvrant des espaces de prévention (Overdose prevention sites) non autorisés. Ces actions ont créé un rapport de force favorable. Les activistes ont ainsi obtenu en décembre 2017 une protection juridique temporaire pour ces sites. Mais, l’arrivée en juin 2018 des conservateurs au pouvoir en Ontario a changé la donne. Le nouveau gouvernement a suspendu les autorisations. Face à ce durcissement, la société civile a, quant à elle, renforcé sa mobilisation, recevant un écho national au travers de tribunes regroupant l’ensemble des acteurs-rices de la santé (médecins, infirmier-ères, centres de santé communautaires) et des actions coup de poing. La plus percutante médiatiquement étant l’installation de milliers de croix devant le Parlement de l’Ontario pour symboliser les personnes usagères décédées d’overdose et renvoyer les politiques à leur responsabilité. Cette mobilisation a fait infléchir le nouveau gouvernement. Celui-ci a autorisé le maintien de ces sites, mais en a aussi limité le déploiement en imposant des conditions rigides et en plafonnant le nombre de structures sur le territoire de l’Ontario. 

L’émergence d’une société civile ne se décrète pas ; elle se construit laborieusement. Prince Bull-Luseni, représentant le réseau ouest africain sur les politiques des drogues, a, quant à lui, montré, en prenant comme exemple le cas de la Sierra Leone, l’ensemble des difficultés rencontrées pour faire émerger une société civile forte face à une politique prohibitionniste dominante. En Sierra Leone, avec des violations répétées des droits humains et les décès de personnes usagères de drogues, une coalition d’associations intervenant sur différents sujets liés aux drogues (santé, prévention, sécurité, droits humains) a émergé pour mener un plaidoyer en faveur d’une réforme des politiques des drogues fondé sur les preuves, commes les connaissances scientifiques. La victoire de cette coalition est l’obtention d’un comité d’experts-es chargé d’évaluer le cadre légal actuel.

Sovannary Tuot de l’ONG communautaire Khana a porté au Cambodge un plaidoyer en faveur de la démarche communautaire, véritable creuset pour l’avènement d’une société civile. De nombreuses personnes usagères de drogues sont enfermées dans des centres de détention et des centres de traitements forcés. Khana travaille avec les familles de ces personnes pour faire changer les représentations et les pratiques des forces de l’ordre afin que les personnes consommatrices de drogues soient prises en charge dans les hôpitaux de droit commun.

L’ensemble des intervenants-es ont rappelé que rien n’est jamais entièrement acquis, obligeant à une mobilisation constante qui, en elle-même, relève du tour de force.

 

©Steve Forrest/HRI/Workers' Photos