Sans vouloir, loin de moi, secouer le cocotier des stigmatisations perceptibles qui touchent les personnes séropositives, je suis presque par hasard parvenu à formuler pour moi-même, et dans le désordre habituel de mes pensées, un interdit largement intégré, évident, qui participe cependant à ce sentiment d'exclusion volontaire : mon statut biologique rend impossible tout don d'organes, de sang ou de sperme.
Evidemment, cette incapacité qui va bien au-delà du principe de précaution s'impose d'elle-même, dès lors que notre statut sérologique nous est connu. Et il ne s'agit pas ici de dénicher une nouvelle source de tourment, les occasions d'avoir à en éprouver de multiples déjà me suffisent.
Mais à y regarder de plus près, le sujet n'est pas aussi anodin qu'il n'y paraît. On pourra aussi me faire remarquer que le VIH/VHC ne sont pas les seules barrières infranchissables qui rendent le don d'organes irrecevable. Les hémophiles seront également écartés des centres de prélèvements, comme d'autres pathologies qui signalent une anomalie sanguine innée ou acquise.
Récemment encore, certaines associations homosexuelles ont manifesté leur incompréhension face à la politique des centres de transfusion qui les écartent, au nom de préjugés sanitaires ou moraux discutables, de la possibilité de faire don de leur sang immaculé. Pour mémoire, on rappellera à toutes fins utiles que la législation portant sur l'accès aux soins de thanatopraxie n'a été modifiée que très récemment, après un âpre combat associatif, qui rangeait encore le VIH au rayon des maladies contagieuses redoutables, telles que la peste, la variole (!) ou le choléra, avec obligation d'avoir recours à un cercueil hermétique et une mise en bière immédiate.
La problématique qui apparaît dans l'impossibilité de rétrocéder une part de ce qui me constitue, relève donc à la fois du bon sens et d'une singularié dans mon rapport à l'humanité. Je suis ainsi condamné à être le récepteur potentiel, sans qu'il me soit permis de faire pleinement partie de la communauté, si j'avais la vélléité de donner un élément, un simple un morceau de tissu organique.
Dans l'hypothèse funeste, par exemple, où j'aurais été le seul membre au rhésus sanguin compatible, au sein d'une famille nécessitant pour la survie d'un des leurs la greffe d'un organe quelconque, je serais obligé de décliner la possibilité d'un don avec tout le sentiment d'impuissance face à la tragédie, et toute la culpabilité inhérente à ce genre de situation.
Par delà la sphère familiale, c'est plus généralement mon rapport aux autres qui se trouve modifié. Quelle que soit la pénurie avérée de ce bien corporel si précieux, mon sang restera à tout jamais incessible, inaliénable. Comme marqueur d'appartenance à une espèce, on a fait mieux. C'est un peu comme si j'avais débarqué sur Terre par inadvertance, sous l'enveloppe d'homo sapiens sapiens, le contenu se révèlant impropre à la redistribution, au partage, au recyclage, à tout élan de solidarité.
Je ne sais pas si ce handicap majeur modifie, consciemment ou inconsciemment, le regard ou la perception que la société porte sur les personnes infectées. A ma connaissance, ce n'est pas un sujet visible ni débattu. Pourtant, dans un excès de zèle philantropique, je dois bien admettre que cette particularité biologique aurait une fâcheuse tendance à faire de mon corps, impropre à la consommation ordinaire, un agglomérat de tissus et de cellules a fortiori totalement inutiles et nuisibles à l'humanité.
Certes, cela ne m'empêchera pas de dormir, ni de vaquer paisiblement à mes occupations, mais c'est une sensation parfois assez inconfortable de se savoir intrinsèquement voué à une existence parasitaire, sans autre aptitude que de recevoir sans jamais pouvoir donner en retour.
Porteur d'organes et de matières corrompus, je trimballe mon corps comme un récipient de déchets toxiques qui font de mon existence une espèce de décharge à ciel ouvert, dont l'ensemble de mes contemporains auraient raison de se méfier...
j'aurais ainsi tendance à me dévaloriser au seul motif de me sentir totalement inutile et fortuit.