Les gobelets : un sida très politique !

Publié par jfl-seronet le 27.08.2021
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Dans la galerie 3, du premier étage du nouveau musée Bourse de commerce Pinault Collection, à Paris, les visteurs-ses sont nombreux-ses. Une belle affluence pour le dernier en date des musées privés parisiens, ouvert en mai dernier. Nous sommes fin juillet. Le musée est magnifique par l’aménagement qu’il propose, associant l’histoire d’un bâtiment créé au 19e siècle à la modernité apportée par un des plus grands architectes du moment, Tadao Ando. L’association détonne et séduit. Elle sert d’écrin à une collection qui mêle figures emblématiques de l’art contemporain (Maurizio Cattelan, David Hammons, Michel Journiac, Cindy Sherman, Martial Raysse, etc.) à des artistes qui gagnent à être découverts-es d’un large public (Miriam Cahn, Kerry James Marshall, Philippe Parreno, Marlène Dumas, Peter Doig, etc.).

Dans la galerie 3

Un couple déambule. L’homme s’approche de l’espace où sont présentées les photographies de Louise Lawler. On en dénombre 94. Elles représentent toutes un même objet : un gobelet de plastique photographié en noir et blanc : l’éclairage est précis, le cadrage soigné ; l’installation de Louise Lawler montre donc 94 photos identiques d’un même gobelet. 
Sa femme lui dit doucement :
- Oh regarde ça !
- Bah, tout est pareil, c’est des gobelets quoi… Ce sont pas foulés ! tranche l'homme en s'en allant.
Elle ne le suit pas. Elle avance vers le mur d’images et peut ainsi lire les noms qui sont mentionnés sur les passe-partout qui encadrent chaque photo. 
Ce sont les noms de sénateurs-rices républicains-es (en bleu) et démocrates (en rouge) qui ont voté, en 1989, en faveur d’un amendement porté par un de leurs collègues, le sénateur républicain ultra conservateur Jesse Helms. Mais de quoi s’agit-il ?

En 1987, alors que le sida fait de très nombreux morts aux États-Unis (plus de 130 personnes), l’administration Reagan choisit de verser des fonds pour lutter contre cette pandémie qui ne cesse de se développer dans le pays ; notamment en renforçant le volet préventif. Le 31 mai, le président républicain Ronald Reagan fait son premier discours officiel sur le sida. Le 24 juin, il signe un décret créant la première commission présidentielle sur le sida. Si l’administration Reagan affiche publiquement une volonté d’engagement, il n’en va pas de même du côté de sa majorité. En octobre 1987, à l’initiative du sénateur Jesse Helms, le Sénat américain adopte par une majorité de 94 voix, contre deux et quatre abstentions, un amendement qui oblige à ce que les fonds dédiés à la prévention contre le sida (on parle alors de plus de 310 millions de dollars, gérés par les CDC) aillent exclusivement à des structures qui promeuvent l’abstinence sexuelle (au départ, Helms voulait interdire toute subvention aux structures qui ne condamnaient pas le sexe hors mariage) et que ces fonds soient interdits à toute structure, y compris associative, dont le discours préventif pourrait s’apparenter à la « promotion » de l’homosexualité ou de l’usage de drogues. Seuls deux sénateurs s’y opposent : le républicain Lowell Weicker (Connecticutt) et le démocrate Daniel Patrick Moynihan (New York). Dans le contexte de l’époque, l’adoption de cet amendement est un affront, une gifle pour les associations de défense des droits des LGBT. Et même plus : une déclaration de guerre. De fait, elles privent de fonds publics des structures qui s’adressent prioritairement à des personnes qui sont parmi les premières touchées par l’épidémie de sida. Il ne faut pas oublier que c’est en 1987 que se crée Act Up aux États-Unis ; signe que l’impatience face à la réponse publique face au sida est vive.

Un déclic pour Louise Lawler

Cette décision sénatoriale est un déclic pour l’artiste, profondément marquée par l’iniquité de cette disposition légale… qui ne fait qu’entretenir l’épidémie en limitant, par pure homophobie et sectarisme, les moyens de la combattre là où ce serait pourtant le plus utile. Elle choisit donc de réaliser cette série, baptisée « Helms Amendment », datée de 1989. Il faudra attendre un moment avant de la découvrir. La série est présentée le 1er décembre 1999 à l’occasion de l’événement annuel « A day without art » (« un jour sans art »), une journée organisée depuis la fin des années 80 pour dénoncer l’impact du sida dans le champ artistique et rendre hommage aux victimes. La journée vise aussi à protester contre l’inertie des pouvoirs publics face à l’épidémie. De fait, cette série s’impose avec une incroyable force de dénonciation et une dimension politique puissante qui reste d’actualité.

Le gobelet jusqu’à la lie !

Plusieurs articles avancent des hypothèses quant au choix du gobelet comme symbôle. Certains avancent que des gobelets de ce type sont délivrés par les distributeurs des hôpitaux, là où ont fini les vies de tant de personnes atteintes du sida. D’autres expliquent que Louise Lawler a voulu faire un parallèle en remplaçant les verres en verre dont disposent les sénateur-rices en séance par ces gobelets d’eau qu’on trouve aussi dans les chambres des malades pour qu’ils ou elles prennent leurs traitements. Ainsi chaque image renvoie le-la votant-e, dont le nom est inscrit dans le cadre, à sa responsabilité individuelle d’avoir fait un choix honteux contre des personnes malades. Les gobelets renvoient d’ailleurs à cette fragilité qui nait de la maladie et que ce vote infamant ne fait que renforcer. Les gobelets identiques donnent une sensation de mécanique froide qui aurait été à l’œuvre : un cynisme partagé, une forme d’unanimisme meurtrier, froid, désincarné. On notera au passage puisque les noms des responsables sont rangés par ordre alphabétique que l’actuel président américain Joe Biden, alors sénateur démocrate, a voté en faveur de cet amendement.

Louée soit Louise Lawler

Comme le rappelait Élisabeth Lebovici, historienne de l’art et critique d’art (1), à l’occasion d’une conférence proposée en juin dernier à la Pinault Collection, Louise Lawler est née en 1947. Elle a débuté sa carrière en 1978 en présentant dans une galerie new yorkaise une peinture représentant un cheval, datée de 1883. « Littéralement transposée par le geste de l’artiste dans le contexte d’une galerie, cette œuvre conduit à s’interroger sur les dynamiques économiques et sociales qui déterminent le statut de l'œuvre d’art et sa trajectoire. Capturant des œuvres dans leur contexte d’exposition, Lawler joue sur la valeur ajoutée par le cadrage, la propriété, la reproduction », explique le site du musée Bourse de commerce Pinault Collection. « Sa démarche se rattache au mouvement simulationniste, dont elle est l’une des figures de proue avec Barbara Kruger et Jeff Koons ». Dans le livret d’accompagnement des expositions du nouveau musée, la notule consacrée à Louise Lawler dit d’elle qu’elle « s’approprie par le procédé photographique des œuvres d’autres créateurs », ce qui lui permet d’explorer ainsi « le thème de la paternité de l’œuvre d’art ». Concernant l’installation qui est actuellement présentée, on se dit que le propos est bien plus large… et que ce mur de la honte qu’elle a ainsi constitué marquera durablement nos esprits ! Elle apporte la preuve (s’il en était besoin après quatre décennies d’épidémie) que le sida est bien un sujet très politique !

Bourse de commerce Pinualt Fondation (2 rue de Viarmes - 75001 Paris. Du lundi au dimanche de 11h à 19h ; nocturne le vendredi jusqu’à 21h. Le premier samedi du mois, nocturne gratuite de 17h à 21h Fermeture le mardi et le 1er mai. La présnetation d’un pass sanitaire européen est obligatoire. Entrée : 10 à 14 euros. Informations : 01 55 04 60 60 / info.boursedecommerce "@" pinaultcollection.com.

(1) : Élisabeth Lebovici est notamment l’auteure de Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du 20e siècle (Zurich, JRP Ringier, coll. « Lectures maison rouge », 2017. L’ouvrage a reçu le prix Pierre Daix 2017.

Jesse Helms
C’est comme démocrate que ce politicien américain a commencé sa carrière (dans les années 50) avant de devenir dans le camp républicain, une des personnalités les plus réacs. Il sera sénateur pendant 30 ans avant de quitter la vie politique en 2003. Trois ans plus tard, sa famille annonce qu’il est atteint de démence. Il décède en 2006 à 86 ans. Sa carrière le montre tel qu’il est : un politicien retort dont on peut résumer le profil ainsi : bigot, raciste et homophobe. Par exemple, il regrette le temps de la ségrégation raciale. Il refuse ainsi que le Sénat rende hommage à Martin Luther King en instaurant une journée en sa mémoire, pour ne citer que ce seul fait. Son influence est très forte dans les années 80 durant la période Reagan. C’est à lui qu’on doit en grande partie le fait que le VIH fasse partie de la liste d’exclusion des personnes du territoire américain sur critère de santé. La mesure restera très longtemps en place. Helms a toujours voulu faire passer ses considérations morales et religieuses en priorité, même lorsqu’elles étaient néfastes à la lutte contre le sida et à la lutte contre les discriminations anti-LGBT. Sur la fin de sa vie, il s'était allié au chanteur Bono, pour combattre la pauvreté et le sida en Afrique. Combattre le sida… ce qu’il n’aura jamais contribué à faire dans son propre pays ; bien au contraire.