The Normal Heart : un cri de colère !

Publié par Fred Lebreton le 24.09.2021
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Septembre 2021, théâtre du Rond-Point à Paris, il est 21 heures, les lumières s’éteignent. Je suis sur le point d’assister à l’une des premières représentations de la pièce The Normal Heart en France. Elle raconte une période cruciale de l’histoire de la lutte contre le sida : celle du tout début, quand on ne savait rien et que le pire nous attendait…

Sidération, déni, indifférence

« Je suis son 28e patient, 16 sont morts, souhaitez-moi bonne chance ». Nous sommes en 1981, dans la salle d’attente d’un hôpital new yorkais. Ned Weeks (interprété par Dimitri Storoge) accompagne un de ses amis malade. Le jeune homme est examiné par la Docteure Emma Brookner (interprétée par Déborah Grall) et le verdict tombe, c’est un verdit de mort proche. Les mots sida et VIH ne sont pas prononcés (le sigle sida sera utilisé pour la première fois en septembre 1982 tandis que le VIH sera identifié en 1983). On parle alors d’une forme rare de cancer qui touche principalement les hommes homosexuels des grandes villes comme New York. Les tests de dépistages n’existent pas encore puisqu’on ne sait pas ce qu’on cherche (ils seront commercialisés en 1985) et les modes de transmission ne sont pas clairs. De ce flou médical naissent des théories complotistes et des peurs irrationnelles. Les religieux conservateurs parlent de « punition divine » contre la communauté gay en pleine libération sexuelle. Une partie de cette communauté gay est dans le déni total. Un état de sidération alors que chaque semaine un nouvel ami ou un nouvel amant est diagnostiqué.

Ned Weeks s’inquiète et décide d’agir. Il co-fonde en 1982 le Gay Men's Health Crisis (GMHC), une des toutes premières associations de lutte contre le sida aux États-Unis. Très vite, les bénévoles sont submergés d’appels et de questions. L’association a besoin d’argent. Ned Weeks demande l’aide de son frère, un banquier hétérosexuel qui rechigne à aborder le sujet de cette « maladie gay » avec ses actionnaires. L’activiste se tourne alors vers le Maire de New York (Ed Koch), un homosexuel dans le placard qui ne veut pas soutenir publiquement une association gay. Il tente également d’alarmer les journalistes, mais aucun grand journal ne souhaite faire sa Une sur la santé des homosexuels. Cette indifférence et inaction des pouvoirs publics et des médias est à l’image du climat politique de l’époque. Nous sommes dans une ère républicaine et conservatrice. Ronald Reagan vient tout juste d’être élu 40e président des États-Unis, son mandat a commencé en janvier 1981. Il faudra attendre 1987 avant qu’il prononce pour la première fois publiquement le mot sida…

On est en train de crever !

Ce cri de colère de Ned Weeks est celui de l’auteur : Larry Kramer. Cette pièce est un récit autobiographique qui parle bien sûr des débuts de la lutte contre le sida, mais aussi de sa relation complexe avec son frère et son histoire d’amour avec un journaliste du New York Times. Larry Kramer est un activiste sans concession. Juif et gay, il fait dans la pièce un parallèle entre le génocide des Juifs par les nazis et l’épidémie de sida. Une théorie qu’il va développer en 1989 dans un essai intitulé Reports from the Holocaust. Pour l’activiste, le gouvernement américain a délibérément tardé à réagir rapidement car l’épidémie de sida a d’abord touché des hommes gays, les personnes noires et les usagers-ères de drogues. Des minorités qui ne sont pas la cible électorale du parti Républicain. Sa colère, sa détermination et son indignation vont le pousser à créer Act Up New York en 1987. « Cet homme a hurlé seul dans le désert un long moment avant de réinventer le militantisme avec Act Up. Aujourd’hui, il n’y a plus un seul militant dans le monde qui ne pense pas presse, photo ou réseaux sociaux. Ça, on le doit à Larry Kramer », explique Virginie de Clausade, qui a adapté le texte original de The Normal Heart, lors d’une interview à Transversal.

L’autre personnage marquant de la pièce est sans conteste celui de la Docteure Emma Brookner, petit bout de femme qui déplace des montagnes en se déplaçant en fauteuil roulant. Dans une scène très puissante, cette alliée des premiers jours s’adresse aux pouvoirs publics pour quémander un financement dans le cadre de sa recherche. « Nous sommes face à une épidémie de morts, on a découvert que les femmes aussi l’avaient en Afrique, où la transmission est clairement hétérosexuelle. Ce n’est qu’une question de temps, on pourrait tous crever avant que vous leviez le petit-doigt », s’indigne Emma Brookner. Et d’ajouter dans un cri de rage et de désespoir : « Vous voulez mes patients ? Mais prenez-les ! Prenez-les ». Glaçant.

The Normal Heart est-elle une œuvre politique ? « Penser que vivre n’est pas politique, et Kaboul en est le dernier exemple en date, est probablement la plus grande utopie de ce siècle. Les pouvoirs publics sont confortables et ils sont ravis de rester dans une forme d’inertie. Ce n’est jamais eux qui bougent spontanément, c’est la société civile qui fait bouger les choses. The Normal Heart raconte le réveil de la société civile », affirme Virginie de Clausade.

J’étais en larmes mais surtout en colère

L’adaptation française de The Normal Heart arrive dans un contexte particulier marqué à la fois par la pandémie de Covid-19 et les 40 ans de la lutte contre le VIH, avec des séries qui abordent l’épidémie pendant les années 80/90 comme It’s A Sin ou Pose. Comment est né ce projet d’adaptation ? J’ai posé la question à son producteur Éric Maillard : « En découvrant, en 2015, le téléfilm de HBO adapté de la pièce, j’ai été touché par le réalisme avec lequel le début de la pandémie y était relaté. Cette période avait alors été très peu racontée. Avec ma famille, à la disparition de mon oncle, nous avions vécu des situations proches de celles décrites dans The Normal Heart. Mes amis plus jeunes qualifiaient de « caricaturales » des scènes du téléfilm auxquelles j’ai assisté dans la vraie vie. Ils semblaient aussi découvrir des drames humains effacés de la mémoire collective », explique le producteur. « J’ai alors récupéré le texte original et sa lecture m’a bouleversé. C’est avec la pièce, plus que le téléfilm, que j’ai pleinement réalisé le talent de Larry Kramer. Je le connaissais comme activiste. J’ignorais l’auteur pourtant acclamé dans le monde. Lorsque j’ai lu le dernier mot de la dernière scène, j’étais en larmes mais surtout en colère contre moi d’avoir aussi peu fait dans ma vie pour que le monde se souvienne des 40 millions de morts. Me battre pour rendre hommage à tous ces oubliés est devenu un besoin. Passer par le théâtre sur un sujet pareil pour toucher un public aussi large que possible était un pari quasi impossible à relever. Cela n’a fait que décupler mon envie », raconte Éric Maillard.

Les réactions des spectateurs-rices sont unanimes : « Il faut absolument voir cette pièce de Larry Kramer, à l’origine de la création d’Act Up New York et dont le livre Reports from the Holocaust avait enclenché mon envie de lutter contre le sida », a écrit Christophe Martet, journaliste et ancien président d’Act Up-Paris sur son compte Twitter le 19 septembre.

Je suis sorti du théâtre les yeux mouillés, la rage au ventre et l’envie de continuer la lutte. Cette histoire c’est la mienne, c’est la vôtre, c’est la nôtre.

 

Où voir la pièce ?
La pièce fut jouée pour la toute première fois le 21 avril 1985 au Public Theater de New York. À l’époque, le personnage de Ned Weeks, est interprété par Brad Davis (Midnight Express, Querelle), lui-même diagnostiqué séropositif la même année. Après un grand succès, la pièce est jouée à Londres (1986) et Sydney (1989) avant de revenir à Broadway en 2011. The Normal Heart a été adapté en 2014 pour la télévision dans un téléfilm réalisé par Ryan Murphy (Nip/Tuck, Glee, Pose, Ratched, Hollywood, Halston) pour la chaine américaine HBO (disponible en France sur OCS). La pièce est jouée en France pour la première fois, 36 ans après sa première représentation, du 8 septembre au 3 octobre 2021 au théâtre du Rond-Point (2 bis avenue Franklin Roosevelt à Paris). Elle est traduite, adaptée et mise en scène par Virginie de Clausade avec au casting Michaël Abiteboul, Joss Berlioux, Andy Gillet, Déborah Grall, Brice Michelini, Jules Pelissier et Dimitri Storoge. Des dates en régions seront prochainement annoncées d’après la production.

 

Larry Kramer : artiste et activiste
Né le 25 juin 1935 à Bridgeport (Connecticut) et mort le 27 mai 2020 à Manhattan (New York), Larry Kramer est un écrivain, scénariste et activiste de la lutte contre le sida et des droits LGBT. Il co-fonde l’association Gay Men's Health Crisis (GMHC) en 1982. À la suite de nombreux désaccords avec les membres de GMHC, il quitte l'organisation et fonde Act Up New York en 1987. Outre ses activités militantes, Larry Kramer est auteur de plusieurs pièces de théâtre et scénarios. Parmi ses œuvres les plus connues, The Normal Heart bien sûr, qui fut primée de trois Tony, les récompenses de Broadway. Il fut aussi nominé aux Oscars en 1971 pour son scénario adapté de Women in love, le roman de D. H. Lawrence. À sa mort en 2020, Act Up New York lui a rendu hommage : « Repose en puissance. Ta rage a aidé à inspirer notre mouvement. Nous continuerons à honorer ton nom et ton esprit par l’action ».