Sévices compris !

Publié par jfl-seronet le 23.07.2019
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Le 17 mai dernier, à l’occasion de la Journée mondiale contre les LGBTQIphobies (Idablhot 2019), la société Ikea (la branche polonaise du groupe) adresse à l’ensemble de ses salariés-e un courrier interne exposant la politique de non-discrimination en vigueur.

Un des salariés-es, pas du tout sur la même ligne que son employeur, question tolérance, tient alors des « propos discriminatoires » et citations de la Bible à l’appui se lance dans une violente critique, notamment par courrier, de la politique maison concernant les LGBTQI. Pour faire court, l’employé dénonce un supposé « lobby LGBT » qui s’exercerait au sein du groupe. Comme le salarié met vraiment le paquet sur le mode homophobe, Ikea décide de le licencier. Et comme cela se passe en Pologne, pays où l’Église catholique est très puissante et a de nombreux relais et soutiens dans le monde politique, cela tourne rapidement à l’affaire politique. De façon hélas prévisible (mais vu de l’extérieur, c’est toujours une surprise), les évêques polonais se mettent à défendre le salarié licencié. Ils vont jusqu’à dénoncer « l'endoctrinement LGBT » exercé, selon eux, par le groupe suédois Ikea. « Du point de vue de la loi et surtout de la bienséance et du bon sens, il est inadmissible d'attaquer l'employé d'Ikea qui a refusé l'endoctrinement LGBT sur le lieu de travail », ont écrit les évêques dans un communiqué publié sur le site de l'épiscopat de Pologne, rapportent les médias. Évidemment, Ikea a rappelé sa doctrine. Elle est simple, frappée du bon sens. Le groupe suédois a expliqué que les propos de son ex-salarié ont pu « offenser la dignité de membres de la communauté LGBT » (clients-es comme personnel) alors que la politique d'Ikea est justement de ne pas tolérer la discrimination, ni les attitudes d’exclusion ».

De leur côté, des évêques polonais ont félicité l’ancien employé d’Ikea « pour son courage à professer et défendre la foi dans la vie quotidienne », une attitude « digne de reconnaissance et exemplaire ». Il faut reconnaître que côté nuance, tact et modération, l’ancien employé d’Ikea a mis le curseur haut. Les médias rapportent que dans plusieurs courriers, l’homme avait cité des passages de l'Ancien Testament indiquant notamment que les homosexuels « seront mis à mort, leur sang retombera sur eux » (Lévitique). Ça valait bien un pardon épiscopal. Il faut dire que dans le genre certains prélats polonais ont également placé haut leur niveau d’homophobie. Prenant prétexte de l’affaire de l’ex-employé, ils ont évoqué publiquement les sentiments de « dégoût, de tristesse, de souci pour l'avenir et même d'insécurité », provoqués, selon eux, par les activistes LGBT et les journalistes qui les soutiennent. Ils ont dénoncé « l'attitude de nombre d'enseignants marquée de propagande LGBT », nous rappelle le site 20minutes. « Nous prions Dieu qu'il nous protège contre l'abjection », ont insisté les évêques de Pologne. De son côté, l’ex-employé a annoncé son intention de saisir la justice, s’estimant victime… probablement du « lobby LGBT ».

Le cas de la Pologne (version homophobe) semblait net, mais c’était sans compter sur une seconde info… qui fait froid dans le dos… tant ses conséquences sont graves. L'histoire remonte à 2016 et vient de trouver son épilogue le 26 juin dernier, par un arrêt de la Cour constitutionnelle polonaise contrôlée par des juges imposés par le parti ultraconservateur Droit et justice (PiS), actuellement au pouvoir. Comme le rappellent plusieurs médias, l’affaire commence par une banale commande commerciale. Sollicité par un travail, un imprimeur polonais originaire de la ville de Lodz refuse en 2016 la commande d'une association LGBT qui souhaitait acquérir des roll-ups pour assurer sa promotion. L’imprimeur motive son refus pour son souhait de « ne pas contribuer à sa promotion ». L’association porte plainte pour discrimination et refus de service. En 2017, l’imprimeur est condamné en première instance. On aurait pu en rester là. Mais, le ministre de la Justice polonaise, Zbigniew Ziobro (du parti PiS, formation politique homophobe), s’émeut de cette condamnation et décide, dans un mélange des genres plus que problématiques, de saisir la Cour constitutionnelle. De fait, la cour se trouve saisie de cette question : un commerçant peut-il refuser de servir des clients non hétérosexuels au nom de sa « liberté de conscience » ? La Cour répond que oui, en déclarant que la sanction du refus de vente (la première condamnation en 2017) était contraire à la Constitution. Autrement dit, de façon indirecte, la Cour constitutionnelle affirme, bel et bien, dans un pays membre de l’Union européenne qu’un-e commerçant-e qui refuse une vente ne peut être sanctionné-e.

Cette décision crée un précédent et affirme qu’en Pologne la « liberté de conscience » peut désormais s'appliquer dans le champ des services. Plusieurs médias (critiques à l’égard du gouvernement) pointent le piège d’une interprétation qui « laisse la porte ouverte à toutes Les discriminations ». Courrier international publie début juillet la une du célèbre hebdomadaire polonais d’opposition Polityka. Le 3 juillet, le magazine a fait sa une sur cette affaire sous un titre sans équivoque : « Nous ne servons pas ces clients ». Pour le magazine, cette interprétation de la Cour constitutionnelle polonaise, très large, ouvre ainsi ni plus ni moins la porte à toutes sortes de discriminations. « La Cour laisse pratiquement sans protection les personnes handicapées interdites d’entrée aux restaurants, ou bien les mamans refoulées des magasins lorsqu’elles donnent le sein. […] La droite catholique a obtenu une clause de conscience dans le secteur des services », peut-on y lire. Désormais, au nom de la « clause de conscience » un concept flou et fourre-tout, on pourra très facilement refuser de servir telle ou telle personne. Le boucher pourra faire jouer cette clause de clause de conscience au même titre qu’un médecin. On verra désormais comment cette décision hautement contestable sera jugée au regard « de l’État de droit et du principe d’égalité, des divers engagements et traités internationaux ratifiés par la Pologne, telle la charte des droits fondamentaux de l’UE que le pays est tenu de respecter. Pour le magazine Polityka, un changement de paradigme est donc bien en train de s'opérer sous la pression d’autres professions, comme les « pharmaciens catholiques », qui s'opposent à la vente de contraceptifs, ou bien des « fonctionnaires refusant de remettre des documents pouvant servir à la conclusion d’unions homosexuelles à l’étranger ». Interrogé par Cnews, Sébastien Tüller (Amnesty International) rappelle qu'au regard du droit européen et du droit international « se faire refuser un bien ou un service en raison de son orientation sexuelle reste une discrimination dans tous les cas ».  Il ne restera plus alors qu’aux Polonais-es victimes de ces discriminations à saisir les juridictions pour faire valoir leurs droits : celles de leur pays d’abord, puis les juridictions européennes pour faire appliquer la convention européenne des droits de l’homme.