Cameroun : étrange affaire !
Ce n'est, hélas, pas une découverte, mais le métier de journaliste n'a pas bonne presse dans de nombreux pays d'Afrique. Très régulièrement, des journalistes, y compris parmi les plus renommés, font l'objet de pressions, d'intimidations voire de placements en détention. C'est très exactement ce qui est arrivé à Bibi NGota, le directeur, en vue, du "Cameroun Express". Le 5 février dernier, trois journalistes camerounais Harrys Robert Mintya, Serge Sabouang et Bibi NGota sont arrêtés "Ils sont conduits à la direction générale des renseignements extérieurs (…) à Yaoundé", raconte le journal "Le Messager". Prison où ils auraient subi "des interrogatoires musclés" et des "mauvais traitements". Les autorités reprochent aux trois journalistes d'avoir eu en leur possession et produit un faux qui incriminerait un membre du gouvernement, en l'occurrence le ministre d'Etat et secrétaire général de la présidence de la république, dans une affaire de corruption. Or, la personnalité mise en cause est influente et très proche de Paul Biya, le président camerounais. Magistrat, juriste reconnu, le secrétaire général de la présidence de la République demande au gouvernement d'agir. Il porte plainte et les trois journalistes sont placés en détention. Selon "Le Messager", Bibi NGota, 39 ans, aurait au moment de son incarcération fait état de problèmes de santé, dont une hypertension aiguë, et demandé à être ménagé. Cette demande aurait eu l'effet contraire et le journaliste aurait été "sévèrement torturé". La situation sanitaire du journaliste ne laisse pas les autorités camerounaises complètement de marbre puisque Bibi NGota est remis en liberté. Il passe quelques jours dans son village natal puis regagne Yaoundé pour y être soigné. C'est à l'hôpital qu'il est de nouveau arrêté et placé en détention préventive à la prison centrale de Yaoundé, malgré son état de santé.
Cette dernière ne s'améliore pas. Le site d'info Bonaberi.com fait état de séjours à l'infirmerie de la prison du 5 au 11 avril puis du 15 avril jusqu'au 21, date du décès du journaliste. Nombreux sont les articles des journaux camerounais qui font état de "traitements intensifs" qui auraient été prodigués à Bibi NGota lors de sa détention. "Il était malade. On a tout fait pour le sauver", affirme ainsi le régisseur de la prison centrale de Yaoundé.
Mais cela ne suffit pas et la polémique enfle. Cette dernière prend alors un tour inattendu. Le 23 avril, le ministre de la Communication indique, lors d'un point presse, qu'un rapport médical va lui être remis concernant ce décès. Le porte-parole du gouvernement rend public, le 29 avril, des extraits du rapport médical. On y parle "d'infections opportunistes" liées au virus du sida. Selon le journal Jeune Afrique, le porte-parole du gouvernement affirme que Bibi NGota s'est "soumis à un test de dépistage lors de son arrivée en prison (…) Un test qui s'est révélé positif. [Sa] santé se serait alors dégradée, ses séjours à l'infirmerie pénitentiaire se répétant (…) Les résultats lui ont été annoncés le 5 avril après une nouvelle admission à l'infirmerie pour une fièvre élevée et une irruption cutanée généralisée". Dans son rapport, cité par Jeune Afrique, le médecin de la prison explique que le "système immunitaire [de Bibi Ngota] était complètement effondré" ; le porte-parole du gouvernement va même jusqu'à expliquer que le journaliste est décédé alors qu'on attendait des résultats "d'examens complémentaires sur son éligibilité au traitement anti-rétroviral". L'affaire prend un tour plus complexe lorsque la famille conteste la version des autorités. L'épouse du journaliste décédé affirme lors d'une interview radio (fin avril) que son mari n'a "jamais été séropositif". Le reste de la famille se dit "très indignée" des affirmations du gouvernement et les rejette. Le 27 avril, une autopsie est pratiquée. Nouvelle polémique car les autorités annoncent que cette autopsie a eu lieu en présence de membres de la famille ; la famille affirme qu'elle n'y a pas assisté sur décision des autorités.
Cette situation inextricable débouche sur l'organisation de manifestations principalement à l'initiative de journalistes et suscite des réactions diplomatiques. Selon "Le Messager, l'ambassade des Etats-Unis considère que cette affaire met en lumière "les mauvaises conditions de détention dans les prisons camerounaises". De son côté, le ministère des Affaires étrangères en France demande à ce que la "lumière soit faite" sur cette disparition. "La France ne peut que déplorer le décès d'un journaliste en prison où que ce soit et quelles que soient les charges retenues contre lui", explique le porte-parole du ministère français. L'Unesco (l'organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture) n'est pas en reste. Sa directrice générale, Irina Bokova, fait part (30 avril) de "sa sérieuse préoccupation" à la suite du décès en prison au Cameroun du journaliste Bibi NGota, et réclame "une enquête approfondie" sur ses circonstances.
La protestation ne se limite pas aux seuls journalistes et diplomates, elle mobilise aussi, mais sur un autre registre, une des principales associations camerounaises de lutte contre le sida : Positive-Generation. Dans un communiqué publié le 3 mai dans le journal Le Messager, Fogué Foguito, un des responsables de l'association explique que "Positive-Generation dénonce et condamne les révélations faites par le ministre de la Communication sur le statut sérologique de feu Bibi NGota et appelle le ministre de la Communication à démissionner. Depuis le décès du journaliste, le ministère de la Communication n’a ménagé aucun effort pour communiquer sur les raisons de son incarcération et aussi de son décès au point de révéler le statut sérologique du défunt, ce qui est non seulement une violation de la vie privée d’un individu, du secret médical et surtout porte une grave atteinte à la lutte contre le VIH/SIDA et à l’image du Cameroun. En faisant ces révélations, [le ministre] n’insulte pas seulement les malades et les acteurs de la lutte contre le SIDA, mais aussi contribue à accentuer le stigma et la discrimination envers les personnes séropositives et montre surtout son inculture sur le VIH/SIDA, ce qui est grave pour une personnalité comme lui dans un pays où au moins 5% de la population est infectée par le virus. Bien plus, il contribue à ternir l’image du Cameroun car quel investisseur viendra investir dans un pays où le statut sérologique peut être révélé dans les médias par le ministre de la Communication ? (…) C’est pourquoi Positive-Generation tient le ministre de la Communication et les responsables sanitaires de la prison (…), responsables de tout acte de discrimination et de stigmatisation que subira la famille de feu Bibi NGota et demande publiquement leur démission ; demande à l’Ordre national des médecins d’ouvrir une enquête et de prendre les sanctions qui s’imposent, attire l’attention du ministre de la Santé publique (…) sur l’incidence de telles actes sur la lutte contre le VIH/SIDA et appelle publiquement le Premier ministre à prendre sans délais les mesures qui s’imposent".
Aujourd'hui, rien ne permet de dire qu'on connaîtra un jour les circonstances et les causes réelles du décès de Bibi NGota, si son décès est dû au manque de traitement, si les autorités ont mis en avant le VIH pour se dégager de leurs responsabilités… Les questions restent nombreuses dont celle-ci : que se passe t-il pour les deux autres journalistes arrêtés en même temps que Bibi NGota ?
Ilustration Yul Studio
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Commentaires
Mobilisation pour le cameroun.
Mobilisation pour le Cameroun !! Oui et après??
Néocolonialisme et séropositivité
Je suis entièrement d'accord avec toi sur
Comment faut-il comprendre celà?