Hôpitaux : "Il y a vraiment matière à s’inquiéter !"

Publié par olivier-seronet le 16.04.2009
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réforme des hôpitauxT2Aaccès aux soins
La réforme des hôpitaux bat son plein. Elle ne sera pas sans conséquence sur le suivi des personnes suivies pour le VIH. Chef du service de diabétologie à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, le professeur André Grimaldi est engagé depuis de nombreuses années sur la défense du service public hospitalier. Excellent connaisseur du système de soins français et de ses problèmes, il est très opposé aux réformes en cours qui conduisent à une "privatisation de la santé". Il s'en explique. Interview par Fabien Sordet.
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Quels sont les principaux courants au sein de la médecine française ?
On peut définir trois grands courants. Le premier, c’est le courant des ultra-libéraux attaché à la liberté absolue d'installation et même à la libre entente sur les honoraires avec les patients. Ce courant n'a jamais complètement accepté la sécurité sociale, le tiers payant [c'est l'exonération de l'avance de la part des dépenses de santé prise en charge par le régime obligatoire] ou la CMU [couverture maladie universelle]. Il se retrouve dans les franges les plus radicales de certains syndicats de médecins libéraux. Le second, c'est le courant que j'appellerais "républicain", très attaché à la sécurité sociale et à l'égalité d'accès aux soins. Il se retrouve parmi les médecins hospitaliers et les médecins généralistes, notamment ceux qui avaient fait le choix de médecin référent et les spécialistes peu nombreux en secteur 1 [ceux qui appliquent le tarif qui sert de base au remboursement par la sécurité sociale]. Le troisième courant, beaucoup plus puissant, est celui du libéralisme économique défendu par les "nouveaux managers" : les assureurs privés, les cliniques privées et les maisons de retraite à but lucratif et tous les prestataires de santé (Air Liquide, Nestlé…) beaucoup plus proches du pouvoir aujourd'hui.

Quel est le poids de ces différents courants ?
Ces trente dernières années, le courant du libéralisme médical, très impliqué au niveau politique grâce à la présence de grandes "dynasties" de familles de médecins, a clairement prédominé. Leur idée était d'assurer le pouvoir médical grâce à une limitation du nombre de médecins par réduction du numerus clausus [le quota fixe d'étudiants] à l’entrée en médecine. En vingt ans, le nombre de médecins formés chaque année a été divisé par trois… Mais aujourd’hui, c’est le libéralisme économique qui mène le jeu… La santé est devenue une marchandise comme les autres, et de grandes entreprises cherchent donc à en profiter, au sens premier du terme.

Vous êtes l’un des médecins les plus engagés contre les réformes de notre système de santé. En quoi les nouvelles législations vous semblent-elles dangereuses ?
Le système actuel est pervers. Pour chaque maladie est estimé un coût [Des prestations sont répertoriées. Un coût est fixé pour chacune d'elle]. Donc si vous arrivez à l’hôpital avec cette maladie, l’hôpital reçoit la somme correspondante. Si vous restez plus longtemps ou que des imprévus augmentent la facture, l’hôpital perd de l’argent. A l’inverse, si vous sortez plus tôt que prévu, vous devenez très …rentable ! On voit aisément les dérives possibles : des maladies non prises en charge dans certains centres qui préfèrent s’orienter vers d’autres maladies plus rentables, des sorties d’hôpital un peu rapides, des hospitalisations répétées rentables plutôt qu'un séjour hospitalier plus long, non rentable. Les coûts liés aux maladies chroniques s’avèrent difficiles à évaluer et ce sont donc les maladies les moins "rentables", les plus "à risque". L’exemple de l’hôpital  Saint Joseph [à Paris] est éloquent : afin d’augmenter sa rentabilité, l’hôpital a décidé de fermer le service de prise en charge du VIH et de licencier les médecins concernés. Il faut réagir car c’est tout notre système de santé qui prend cette voie… De plus, le paiement à l'activité (T2A) n'est pas adapté à la psychiatrie, aux soins palliatifs, à la pédiatrie et aux grandes réanimations où il faut en permanence des lits vides si on veut accueillir les urgences.

Ce système de productivité/rentabilité est donc totalement inadapté à la médecine ?
Non, pas totalement : certaines activités techniques standardisées justement, peuvent être pratiquées "à la chaîne", à tarifs fixes, dans des centres hautement spécialisés. Mais dès que l’on parle d’une maladie complexe évolutive, impliquant des facteurs psychologiques ou sociaux, cela devient quasi impossible. Ainsi, la prise en charge d’une maladie chronique au départ simple, peut s’avérer très compliquée, nécessitant des consultations d’aide à l’observance thérapeutique ou la prise en charge de manifestations aiguës. Et puis pour peu que l’on soit un centre de référence dans le domaine, on reçoit alors tous les cas les plus complexes. Mais la somme versée par la sécurité sociale reste la même… !

Nos ressources ne sont pas infinies, même pour la santé. Est-il donc choquant que l’on tente de maîtriser les coûts ?

Si l’on entend par "maîtrise des coûts", le fait de ne pas gaspiller et faire attention aux dépenses, bien sûr que non ! C’est n'est non seulement pas choquant, mais c'est indispensable ! En revanche, la notion de rentabilité, elle, est dangereuse. C’est toute la différence entre un hôpital public et un établissement privé même s'il est à but non lucratif. L’hôpital public doit faire la preuve qu’il a bien dépensé l’argent, qu’il n’a pas gaspillé, qu’il l’a dépensé à bon escient. Mais il peut perdre de l’argent, il peut être "non équilibré" financièrement, du moment que les dépenses faites étaient justifiées, utiles. En revanche, l’établissement privé même à but non lucratif doit être "équilibré" : il n’a pas le droit d’être déficitaire. Ce type d’établissements est géré comme une entreprise. Ses employés y sont contractuels et peuvent être licenciés, et si les pathologies qu’ils soignent ne sont pas rentables, on en change… Peu importe qu’il y ait un besoin sanitaire et que la prise en charge soit de bonne qualité… Par exemple, les maternités privées ferment parce que l'accouchement est mal rémunéré par la sécurité sociale. Autrement dit, l’hôpital public doit être utile, mais pas forcément rentable. Les centres privés doivent avoir des activités rentables même si elles ne sont pas forcément utiles !

Et les centres privés à but lucratif ?
Ils sont en pleine expansion et représentent aujourd’hui 34 % des hospitalisations. Ces centres privés, à but lucratif, sont gérés par des fonds d'investissements internationaux et versent des dividendes à leurs actionnaires en exigeant des taux de rentabilité financière à deux chiffres !

Quels problèmes cela pose-t-il ?
Ils sont nombreux ! Tout d’abord, c’est un système fragile : si ces "entreprises" deviennent moins rentables, ces investisseurs vont partir investir ailleurs, et c’est donc tout le système de santé qui est à la merci de la rentabilité du moment… Ensuite, c’est l’avènement des disparités de prises en charge : selon vos cotisations auprès de votre assureur, vous aurez droit à des prestations variables. Gilles Johannet, ancien directeur de la sécurité sociale, aujourd'hui directeur aux AGF [assurances], avait proposé une "assurance d'excellence" pour les chefs d'entreprise à 12 000 euros par an. Enfin, ces entreprises font des bénéfices que je trouve indécents, sur "le dos de la santé". Ce n’est pas en phase avec mes valeurs.

Et vous pensez que l’on va en arriver là pour toute la santé… ?

Je le crains vraiment, si les maltraitances politiques continuent. Le financement des hôpitaux n’est absolument pas adapté, notamment pour toutes les pathologies chroniques, comme je vous l’ai dit. Ajoutez à cela les 35 heures avec un problème de RTT non pris mis sur des  comptes Epargne/Temps (véritables bombes à retardement), une pénurie médicale relative due à un numerus clausus trop strict depuis des années ; c’est tout le système de santé public qui bat de l’aile. Aujourd’hui, vingt-neuf sur les trente et un CHU français sont déficitaires. Les gouvernants prévoient 20 000 à 30 000 suppressions d’emplois dans les hôpitaux publics. Si le service public hospitalier se casse la figure, cela ouvre la porte grande ouverte au privé… ! Donc oui, il y a vraiment matière à s’inquiéter.

Alors peut-être devait-on rester "comme avant" ? N’étions-nous pas le pays réputé comme ayant le meilleur système de sécurité social du monde ?
Non, on ne pouvait pas non plus "rester en l’état" : la médecine a considérablement évolué ces quinze dernières années. La transplantation cardiaque, avec tout ce que cela représente d’organisation (prélèvement en urgence sur cadavre, puis transfert immédiat par hélicoptère, contact du receveur, préparation, opération chirurgicale…) c’est quasiment devenu une routine ! De même en cas d'infarctus du myocarde, vous avez six heures pour arriver en salle de coronographie pour déboucher l'artère malade, et en cas d'accident vasculaire cérébral, vous avez quatre heures pour arriver en centre spécialisé de neurologie vasculaire pour espérer dissoudre le caillot sanguin. La prise en charge des patients doit être hiérarchisée en fonction des besoins et il faut créer des filières de soins. Pour que ces filières fonctionnent, il faut de la cohérence médicale, de l'homogénéité de financement et de la fluidité. A l'AP-HP [Assistance publique/Hôpitaux de Paris], chaque jour plus de 1 000 patients sont en attente de départ en centres de soins de suites et rééducation. Le système est embouteillé, en amont par l'augmentation des urgences, et en aval par l'insuffisance des places de soins de suite. Tout a changé et il est indispensable de repenser notre système de santé, même si je suis en désaccord avec l’orientation "entrepreneuriale" et non médicale qui a été prise.

Illustration : Yul Studio