Décompensation

Publié par balwin le 11.01.2012
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La toux, l'amaigrissement ne laissant rien augurer de bon, je puis écrire ces quelques lignes qui, après tout, n'engagent que moi, rien ni personne d'autre.

L'on part du postulat qu'en dehors de qq êtres sensibles, qui n'a pas connu les affres de la décompensation psychique ne saurait savoir combien il est difficile pour l'affligé de comprendre ce que sont la légèreté, le plaisir de vivre : cela le laisse pantois, parfois l'accable davantage encore; parfois même il en rit avec un compagnon d'infortune.

"Peut-être -et je dis bien peut-être" personne ne s'est-il rendu compte que j'étais à basculer depuis plusieurs semaines.

Cela fait très mal; c'est épuisant, surtout. Je n'écris ici rien qui soit vraiment personnalisé, tout au plus décris-je l'écho, somme toute assez innocent, de quelques expériences consignées en mon âme obérée par la conscience.

Plus loin, il est presque impossible de tendre une main à celui qui bascule : il n'est pas atteignable.

Mais, ce matin, je me disais que ça n'est pas moi qui t'ai abandonné.

Quand un homme écrit cela, je crois qu'il s'adresse presque toujours à sa mère.

Je me disais encore que je ne suis pas forcément responsable du fait que tu aies détourné la tête, dérobé ton visage et tes lèvres - que, peut-être, je ne suis pas si laid pour avoir continué à travailler, quand tu étais à la recherche de moyens, toujours plus sophistiqués, qui te permettraient de vivre sans avoir à transpirer ou à supporter une clientèle souvent très exigeante, parfois bien cruelle.

Cette constatation convoque un espace plus grand que celui du travail professionel et des aides sociales, il faut le dénoter.  

On ne m'a pas fait de cadeaux : je n'ai jamais eu affaire à des médecins qui cautionnent l'arrêt de travail - et je pense aussi au travail psychanalytique, qui est vraiment un travail, souvent douloureux, âpre et décourageant quand de nouveaux épisodes de décompensation surgissent - finalement toujours "au moment où ça va mieux", ce qui rend l'expérience encore plus déroutante.

Ce n'est pas moi qui ai photographié les boursouflures de l'enfant qui s'amusait sur les rochers qui le disputent à la mer, les lipodystrophies de l'adulte.

Je ne crois pas avoir jamais fait un tel mal à autrui, comme je n'ai jamais rejeté la main vieillissante; je ne crois pas avoir jamais eu un tel sens de la torture.

Partant, cela m'a empêché de monter en grade dans mon travail car je ne reconnais de récompense que lorsqu'elle est méritée. Et encore, suis-je de ces êtres qui ne tolèrent pas la reconnaissance que l'on peut leur accorder, la modifie en intolérable - ce qui, probablement, est encore plus dur à comprendre pour qui n'a point connu les affres attenant à la psychose. Ce fut là peut-être notre seul lien.

Mais je ne veux plus parler de lien à des hommes qui utilisent le paradigme associatif que leur offre leur seule langue, ce qui, à tout prendre, est fort étroit, et voient dans le lien l'aliénation à un autre, dans la subjectivation l'assujettissement.

J'ai été cet homme qui chercha mille moyens pour préserver le choix du "bareback" à son ami tout en se protégeant : peine perdue.

Je songe toujours à ce petit tableau, dont j'ai parlé ailleurs, offert à une Vierge pour que les marins ne périssent pas par gros temps - je ne cesserai pas d'y penser : le tableau est beau, l'acte ou l'action en elles-mêmes louables. J'y retournerai si temps m'est donné. 

J'ai aussi été, je le reconnais volontiers, cet homme qui ne dit mot quand, pour être au diapason de l'image que recherche autrui, on crevait, perçait son visage avec des aiguilles. 

A cela deux aspects : D'abord, j'étais tant en manque de tendresse, que je tenais pour un acte de tendresse que l'on s'occupât de moi, pour un acte de douceur le fait de tendre mon bras à l'infirmière.

Surtout, avait-on le droit de se plaindre de cet alléatoire - presque de l'ostentatoire, quand meurent des enfants en Afrique, cette Afrique que je t'aurai tant aimée ?

Cependant qu'il est nécessaire, dans un pays qui nous le propose, d'examiner la débilité de notre formule sanguine, il ne l'était pas pour moi de se soumettre à l'invasif pour correspondre aux arcanes de ce que l'un attendait de moi, les autres de nous.

Si je ne devais pas correspondre à ce que tu désires, cela était encore et encore, d'avance peine perdue.

Et de ces peines qui vous conduisent à cet état que je déplore, à cette uniformisation ghettoïsante que j'ai toujours fuie comme d'autres la peste  : être un masque.

J'admets être ici peu enclin à reconnaître les bénéfices d'une subculture, laquelle a montré en son temps qu'elle pouvait être pertinente, trouvant en le sida une raison d'être, aujourd'hui perdue, à nouveau à la recherche de ce ou celui qui n'existe pas.

Cette société presque secrète, cependant moins cryptique que secrétant du venin : des mots comme : "tu n'es qu'une s... au c... sale !"

Je crois qu'une telle expression, par sa cruauté, dit beaucoup - et bien plus que je ne pourrais dire si j'avais encore la force d'aller plus avant.

Non, après tout, ça n'est pas moi qui vous ai abandonnés, lui puis toi, ne dites pas cela car cela est très faux, pas juste. Que ce soit une injustice, cela m'importe finalement peu : ainsi va le monde et la souffrance de décompensation suffit; ce que je me suis infligé suffit pour que je n'aille point surenchérir par le biais de joutes oratoires auxquelles mon caractère n'est pas rompu et dont je m'éloigne avec plaisir.

Il y a de la douceur dans le mourir.

Je n'ai jamais voulu que tenter de montrer par ces quelques lignes le va-et-vient qui va de soi à l'autre, un peu de la douleur psychotique, ce qu'il y a de mouvement dans cette immobilité qui n'est pas de l'immobilisme, mais encore ce qu'il y a parfois de difficile à aller au delà du seul signe, de l'apparence. Montrer surtout, combien l'interaction personnelle convoque les mots au-delà des mots, dans ce qu'ils véhiculent d'histoire qui ne relève point de l'étriqué de notre être contemporain.

Commentaires

Portrait de jean-rene

Que de souffrances exprime ton texte, cher Balwin.

Mais aussi, que d'auto-punitions ! La crauté des autres ne fait que les salir eux-mêmes. Que, par ton indifférence, les saletés qui sortent de leurs bouches leur reviennent à la figure !

L'attention que tu portes aux autres, t'annoblit et te place d'emblée au dessus de ceux qui ne savent que vivre dans le dénigrement.

Portrait de filigrane

Tes textes Balwin, et je ne parle pas que de celui-là, même si c'est la première fois que j'ose réagir, me touchent et m'impressionnent. Tu as le courage de penser, de dévoiler, de parler : toujours cela atteint quelque chose chez moi, même si je ne suis pas en mesure de te répondre ; juste te dire que je les ai reçus et entendus. 

Tiens, j'ai eu l'occasion de relire ce matin quelques vers de Claude Esteban dont la poésie me parle beaucoup ("Le jour à  peine écrit" Gallimard). Par association d'idée, je te les livre, à défaut de me livrer.

"Avoir aimé les mots ne guérit pas, mais prolonge le jour au creux des signes. Questionne le matin c'est vivre un peu. J'ai vécu. J'ai failli quelquefois tracer la route. J'ai parlé dans la nuit"

et aussi

"Coeurs divisés, coeurs 

dévastés

Là où les autres

n'ont plus faim, plus

soif de vous

qu'une demeure

soit

qui vous rassemble.

Coeurs inhabiles

pour la vie

coeurs immobiles

dans la mort.

Coeurs sans murmure.

Ce qui ne parle pas

je l'écoute.

Ce qui n'a pas de lieu,

je le retrouve dans

son lieu 

Ce qui tombe, je me retiens à son assise.

Je vois vivre

tout ce qui meurt.

Je disparais

avec ce qui demeure. " 

Portrait de Nadicar

C'est au moins la 5 ou la 6ème fois que je viens lire ton texte. J'ai lu et relu tes textes précédents de la même façon. Ils m'ont tellement touché, au profond, que je suis resté interdit et muet.

Cette fois je suis revenu... revenu te dire que je suis touché, que je reçois tes mots et tes maux, que je te soutiens de toute la force de mon amitié "télépathique", que tu peux faire signe si tu le souhaites... tout ça, bien qu'on ne se connaisse pas.

Cordialement.

Portrait de into the wild

pour garder un lien vers ce post

je l'ai commencé(parcouru et j'ai vu qu'il etait long)

je veux aussi prendre mon temps pour lire le post et les comments

Portrait de Meliah

  Il existe des concommités et des temps que l'on rate .

 Je suis trop vivante aujourd'hui pour ne pas prendre tes lignes de pleine face .

Comment ne puis-je pas te donner un peu de moi ,si pleine de vie et de santé ?

 Tes textes sont magnifiques et tant pis pour ceux qui ne t'ont pas lu ,qui ne t'ont pas touché ....Pardonne mes larmes .

Je viendrai peut-être te visiter de mon souffle une nuit .

Avec tout mon respect.

Portrait de sauveniere

Tu sais combien nos natures se rencontrent sur certains points, combien ton style et ta finesse m'intriguent et touchent mon âme sensible. Ta douleur a rencontré ma douleur, bien avant, bien avant. Si tu as tendu la main, sans pouvoir vouloir saisir la compréhension qui se voulait simplement douce, comme le baume sur le coeur. Tu m'entends pourtant, je m'en réjouis. Je suis admiratif et te reconnais dans ce hors norme. Une simple humanité qui s'exprime.

 Souffrance serait-elle incompatible avec réjouissance, les registres d'expression sont tellement exceptionnels et ouvrent d'autres univers. Belle expérience. Ceci est arrivé.

Le hasard a voulu que ce fut à cette période.

Je fus ce soignant respectueux de toute humanité, un soignant lui-même blessé par  les procédures, sans pouvoir m'attarder parfois. Comment aurais-je pu rester insensible quand malgré moi j'agissais peut-être au gré de ces débilités d'essais, au mieux je me suis fait l'avocat des victimes.

Parvenir à mettre la juste intonation, la juste expression par l'art d'écrire, à force de douleurs, à force de résignations, à force de questionnements...à force de constats.

Des années de vagues ont bousculé les fondements, ont véritablement provoqué une destruction, détruit une confiance.

Ma force d'âme et cet instinct de survie vont sans cesse à l'encontre de cette souffrance latente, persistante. Certains jours forcent le destin : que peut-il arriver de pire  après la guérison de ce mal être ? Je ne peux éteindre la lumière, je ne puis la toucher, elle revient sans cesse. Quand je la regarde, je doute.Et je me replonge dans l'ambiance de l'espoir qui m'habite aussi, qui n'est pas qu'un souvenir qui reste. Demain, je fête probablement encore un espoir.

L'être mal, le mal dire, le mal faire, le faire encore plus mal à "en vômir sa langue" étaient présents bien avant la connaissance de la séropositivité ; ils l'ont tous précédée.

Les peines conduisent aussi à cette sorte d'obligation de voir la tempête qui se calme...et à aimer différemment, en s'éloignant de certaines négations pour être simplement profondément ancré en soi.

Ton expérience me trouble, n'est pas si loin.

"Seul le pardon grandit", une vaste histoire. Et surtout, ose toucher ce qui parfois peut sembler bien obscur, ténèbre n'est pas forcément ténèbres pour tous.

Les mots, ces outils qui en convoquent d'autres pour simplement mieux formuler, et mieux aimer au delà des mots. Vriendelijke groeten.

Portrait de into the wild

surement que du plus profond de vous meme,les mots viennent...

surement que du plus profond de moi meme, les maux me reviennent...

Portrait de balwin

avoir eu tort de me dévoiler, de dire.

Il y aura toujours des êtres pour trouver la faille, là où ça fait mal, voir de la complaisance là où il n'y a que de la répugnance aux compulsions de répétition.

Je ne suis pas un intellectuel, je n'ai fait qu'occuper le vide, du mieux que je le pouvais, en essayant de préserver autrui.

Un jour, je me suis retrouvé enfermé dans mon propre piège, une trappe presque.

Mais il y a aussi des gens très gentils, des inconnus attentionnés.

C'est vrai qu'il y a des moments où la "Spaltung" est telle que l'on songe à se récupérer dans la mort, cette étrange manière de se reconstituer, de recoller les morceaux de soi épars.

J'ai eu la chance d'aimer follement, la malchance de ne pas m'en remettre, la folie de croire à nouveau.

J'ai sûrement tort par bien des aspects. Parfois tenté par une explosion cérébrale à grand renfort de psychodysleptiques.

Au mieux, je voudrais juste un chat - un chat libre et un chat livre, la mer, du papier, un crayon, des langues et du langage, de l'interaction psychanalyse/ linguistique.

Ne plus avoir peur surtout, être loin du monde sans être un anachorète.

Etre, être enfin un peu.

Non, nulle plainte, nulle complaisance.

Juste cesser d'avoir mal, sentir des bras m'étreindre peut-être.

Mais tout cela... il n'est plus temps de le chercher : après Hocquenghem, je baisse les yeux "comme lorsque l'on croise un inconnu trop beau en été sur le trotoir." 

A 20 ans, je pensais déjà ainsi. Cela m'aura évité de jamais rejeter une main vieillissante, me sachant un vieillard en puissance.

Mon dieu, je crois que l'on ne passe pas une vie à laisser passer autrui devant soi sans qu'il n'en reste une trace.

La vie appartient non à ceux qui se lèvent tôt, mais aux malins, à ceux qui savent ignorer un miroir qui les jugerait au nom d'une morale surannée, plus inculquée, phantasmée qu'existante.

Merci à vous.

Avec ma gratitude et mon affection.