Le règne du ragot

Dans le grand n'importe quoi du Net, trône une valeur en majesté : la liberté d'expression. Au nom de cette marotte souveraine, la distinction qu'un enfant de dix ans est capable de faire entre fiction et réalité trouve ici un terreau exceptionnel que rien ne paraît susceptible d'endiguer.

Au nom de ce présupposé, chacun se trouve légitimement en droit de pouvoir annoncer ce qu'un cerveau totalement désaxé refuserait d'admettre même sous la contrainte. Plus la supercherie est énorme, plus elle a de chance de rencontrer un écho sincère, autrefois appelée rumeur, qui se répand à travers une onde de choc surpuissante.

Dans sa folle expansion, le règne du plus minable ragot affirme sa superbe indifférence à l'égard de la vérité, car il se trouvera toujours une référence ou une antériorité invérifiable pour convaincre le béotien de sa pertinence. La presse écrite n'y échappe pas, au contraire, chaque média peut ainsi se nourrir de l'autre en toute impunité. Et dès lors que des titres aussi réputés pour leurs travaux d'investigation que pour la qualité de leur publi-reportages accréditent les faits et causes les plus contestables (je pense à Voici, Gala, Entrevue, Nous Deux, tf1, M6 et consorts, etc.), celles-ci entrent dans le domaine publique avec plus de conviction qu'aucune publication scientifique ne pourra jamais atteindre.

De toute façon, le sérieux est tourné au ridicule, la caricature menace toute entreprise sincère ayant la prétention d'éclairer le marigot. Les ouvrages universitaires sont cantonnés à un nombre de lecteurs assez marginal. Mais le buzz est capable de transformer en quelques jours les mémoires d'un veau médiatique, rédigées par un nègre, en un best-seller"incontournable".

La liberté d'expression, c'est d'abord la liberté tout court (on pourra se plonger dans l'ouvrage d'Hannah Arendt - Between past and future - 1954 - Qu'est-ce que la liberté ?), cela suppose une certaine vigilance de la part de chaque individu. Tout ce qui s'écrit n'est pas à prendre au pied de la lettre, chaque image doit être décryptée avec attention. Un reportage tv consacré à un micro-phénomène observé en Papouasie ne peut pas être étendu à l'ensemble de la planète, au prétexte qu'il aura été vu à la télé. 

La renonciation à toute épreuve critique de ce qui est consommé sur la Toile tend à banaliser le canular, la provocation la plus crétine, en réalité virtuelle indépassable.

La preuve tangible, avérée, est un obstacle au délire d'un monde fantasmé, régi par et pour son seul plaisir.

Maintenant, me revient en mémoire un commentaire posté sur un de mes blogs précédents, sans doute aussi bavard et inutile que celui-là. Au terme d'une lecture qui avait dû être pour lui assez éprouvante, l'intervenant affirmait quelque chose du genre "tant de bla-bla (...)", en gros : tout ça pour rien !

Comme si cette lecture lui avait été imposée, à son corps défendant, lorsqu'il est pourtant évident que rien, ni personne ne nous y oblige.