Quand un peuple se lève

Publié par ionesco le 22.01.2011
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Moins d'un mois pour que vacille un pouvoir qui passait pour solide. Moins d'un jour pour qu'il s'évanouisse, comme un décor détruit. La Tunisie vient de donner au monde entier une grande leçon. Elle tient, pour l'essentiel, en quelques mots : n'oubliez pas ce que peut le peuple. On le croit assoupi, résigné ou terrorisé. Quand il se lève -résolu, courageux -rien ne semble lui résister. Le vrai mystère, évidemment, c'est le point de révolte, celui où tout bascule soudain, où l'action s'enclenche. Ce moment où l'histoire s'invente, imprévisible et neuve, surgissant comme de nulle part, les philosophes l'ont souvent scruté. Aux politologues d'analyser les rapports de forces, d'évaluer les chances et les risques, les perspectives ouvertes et les menaces éventuelles. L'énigme de la révolte, en revanche, est bien une question philosophique.

Car le propre de l'insurrection est de paraître aussi bien impossible qu'inéluctable. Avant le point de révolte, elle semble exclue. Après lui, elle se donne pour inévitable. Deux auteurs, de part et d'autre de ce point d'inflexion, s'opposent en symétrie inverse : La Boétie et Camus. Avec « De la servitude volontaire », le premier a rédigé, en 1578, le plus intelligent et le plus lucidement désespéré des traités de la tyrannie. Il cherche à comprendre  « comme il se peut faire que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelques fois un tyran seul, qui n'a puissance que celle qu'ils lui donnent, qui n'a pouvoir de leur nuire, sinon tant qu'ils ont vouloir de l'endurer ».

Tyran faible qui perdure, peuple puissant qui courbe la nuque : ce casse-tête, Etienne de La Boétie le résout d'une façon qui, à quatre siècles et demi de distance, n'a pas perdu sa puissance explicative ni sa force provocante. Les peuples aiment le joug, pense-t-il. Ils désirent un maître, réclament sa poigne. Bref, ils désirent leur asservissement. L'idée heurte. Elle paraît choquante. Pourtant, quand on voit comment soudain la police, les geôles, les intimidations cessent de fonctionner devant une foule debout, il faut accorder une part de vérité à cette participation des masses à leur propre écrasement.

Mais une part seulement. Sinon, on ne comprend plus comment, parfois, il est encore possible qu'un peuple se lève, refuse de se taire, de souffrir et d'obéir. Ce moment où chacun éprouve, par tout son être, que ça ne peut plus durer, Albert Camus l'a mis exemplairement en lumière, en 1951, dans « L'Homme révolté ». A ses yeux, la révolte n'est pas simplement lassitude, exaspération, patience perdue. Elle trace une frontière, restaure la dignité. Elle instaure surtout des valeurs positives, une représentation de la justice, de la liberté politique ou de l'humanité.

Pour jeter quelque lumière sur ce point opaque qui fait passer du silence à la parole, de la résignation à la résistance, de la passivité à l'action, il faut retenir la formule-clef de Camus : « Je me révolte, donc nous sommes. » Ce qu'engendre la révolte, c'est un sujet collectif. Passent au second plan calculs personnels, états d'âme subjectifs, trajets individuels. Prendre la Bastille ou renverser Ben Ali n'est pas l'affaire d'un seul, ni d'une simple collection d'individus. Ce qui agit ainsi est d'abord une fusion des volontés, une foule solidaire, un sujet de l'histoire, émergeant brusquement de la grisaille prévue pour créer du neuf.

Voilà ce que dit, sur la scène mondiale, le peuple de Tunisie. Que l'histoire n'est jamais entièrement écrite. Que le désir de servitude peut avoir une fin. Que les dictateurs sont des tigres en papier. Que le peuple existe, parle, pense et agit. Que la liberté, au prix du sang, se conquiert encore. Toutes choses que l'on a de plus en plus tendance à ne plus croire, à tenir pour des fables antiques ou de douces illusions. Les faire vivre de nouveau, avec cet éclat, ne manquera pas d'avoir une cascade de conséquences. Quels que soient les aléas de l'avenir, il faut saluer ceux qui donnent au monde cette leçon.

 

Commentaires

Portrait de jean-rene

Surtout, le merveilleux exemple tunisien met en lumière l'ignominieuse lâcheté de la "real politik".